L'Histoire en bulles n°16 - Jours de sable

Archimède
Thématique
Grande dépression
30 mai
2022
L'Histoire en bulles n°16 - Jours de sable

« Une nation qui détruit ses sols s'autodétruit ». Jours de sable (Dargaud) pourrait appuyer les propos tenus par Franklin D. Roosevelt en 1937 mais ne s'en contente pas. Le récit d'Aimée de Jongh dessine une situation qui nous semble familière, celle de l'Amérique de la Grande Dépression où les crises économique et social se confondent, dans le cas de l'Oklahoma, avec une crise écologique majeure.

L'auteure BD s'est mue en historienne pour brosser le portrait de John Clarke, un personnage fictif mais néanmoins représentatif des photographes employés par la FSA (Farm Security Administration). Clarke doit donc réaliser un reportage sur les conditions de vie des fermiers de l'Oklahoma, victimes principales du Dust Bowl qui tourmente ces États meurtris dans les années 1930.

De Jongh s'est d'ailleurs rendue dans cet État rural pour visualiser les techniques photographiques de l'époque dans des musées locaux mais c'est surtout à la bibliothèque du Congrès américain qu'elle a pu consulter les riches collections photographiques de la FSA.

La richesse de cet album est d'interroger sans cesse ce mode d'expression visuelle qu'est la photographie pour retranscrire le réel de la vie particulièrement hostile des habitants du Dust Bowl, peu accoutumés à cette pratique nouvelle du photojournalisme. Est-ce le bon médium ?

Présenter « l'Amérique aux Américains », Roy E. Stryker

Le jeune photographe se rend aux bureaux de la FSA où il espère décrocher du travail. Pas si simple dans cette Amérique post Jeudi noir ! Les premières scènes permettent de comprendre le rôle de la FSA et de son directeur, Roy E. Stryker, ancien photographe.

L'agence se présente comme un programme pour combattre la pauvreté rurale, son rôle est de produire des reportages écrits et visuels pour documenter les conditions de vie des fermiers. L'objectif est avant tout politique, il s'agit de planifier des programmes d'aides sociales. Pour se faire, le gouvernement fédéral doit sensibiliser l'opinion publique !

L'Histoire en bulles n°16 - Jours de sableMigrant Mother, prise par Dorothea Lange en 1936.

Ces reportages photographiques sont publiés dans le magasine Life et touchent des millions d'Américains. La FSA a permis de faire connaître une nouvelle génération de photographes comme Dorothea Lange, rendue célèbre par son cliché Migrant Mother.

Entre 1937 et 1942, ce sont plus de cent mille photos développées par l'agence, cette documentation abondante ne va pas seulement prendre la poussière dans les archives de la bibliothèque du Congrès, elle va également servir de matière première à l'écrivain John Steinbeck pour les Raisins de la colère qui fait le récit en 1939 d'une famille du Dust Bowl fuyant la misère pour rejoindre la Californie.

La FSA ne fait toutefois pas l'unanimité, et l'album décrit ces travers. Si des listes de sujets imposées aux reporters peuvent être perçues comme une entrave à leur liberté d'expression, les critiques soulignent le manque d'authenticité de certains clichés.

L'assistante de Stryker présente au nouvel employé de la FSA l'exemple de l'image polémique du crâne de bœuf du photographe Arthur Rothstein devenu un cas d'école de la manipulation de l'information.

L'Histoire en bulles n°16 - Jours de sablePhotoshop n'a rien inventé !

En 1936, la FSA fait circuler dans des journaux locaux une série de photos que consacre Rothstein à la sécheresse dans le Dakota du Sud dont cette image de crâne sur un sol aride. Une rédaction va remarquer que ce même crâne, tel un accessoire de théâtre, est présent sur plusieurs clichés dans des environnements différents.

Dans l'album, le héros est incité à utiliser ces méthodes, l'ajout du crâne pour accentuer la perception de la sécheresse, n'est pour eux, qu'une altération sensible d'une réalité toujours présente.

Le départ du jeune photographe vers l'Oklahoma est intéressant graphiquement, ce road trip offre un panorama de l'Amérique de la Grande Dépression. Le héros croise tour à tour la misère urbaine avec ses files ininterrompues lors des soupes populaires qui se sont installées depuis le krach de Wall Street avant de gagner peu à peu les territoires désolés de l'Amérique rurale, celles du Kansas puis de l'Oklahoma, victimes du Dust Bowl.

Une fois arrivé en Oklahoma, John Clarke respecte scrupuleusement les directives de la FSA, saisir une « tempête de sable », une « famille sur le départ » ou encore des « enfants orphelins ». Certains éléments de la short list sont difficiles à réaliser pour des raisons techniques, à l'image des tempêtes de poussière où l'opacité lumineuse limite la visibilité des clichés.

L'Histoire en bulles n°16 - Jours de sable

L'autre soucis majeur du photographe est de demander aux familles du Dust Bowl de poser pour lui. La plupart des personnes rencontrées renâclent à servir de modèles, la profession de John et son appareil apparaissent curieux, étrangers, voire suscitent une méfiance et un rejet légitimes.

Son manque d'empathie initial va l'emmener à commettre un impair. Par l'intermédiaire d'un petit garçon, Cliff, John Clarke parvient à photographier une famille devant leur maison. Après un premier cliché du trio, il va demander au père et à la mère de se retirer pour rayer un des thèmes de la liste : obtenir une image d'un « orphelin ».

Le père, excédé, refuse de se prêter à la comédie, la mère jette un regard noir au photographe, tous deux doutent des arguments de John, à savoir témoigner des conditions de vie des fermiers auprès des pouvoirs politiques et d'obtenir in fine de l'aide. L'argument tombe à l'eau : « que peut le gouvernement pour empêcher les tempêtes de poussière ? Peut-il faire revenir la pluie ? » objecte la mère.

L'Histoire en bulles n°16 - Jours de sableClic, clac, merci Kodak !

Le jeune photographe apprend de ses erreurs, il commence désormais ses reportages sans son appareil, se présente, discute avec les personnes rencontrées des situations dans lesquelles ils vivent, explique l'objectif de sa mission, pour ensuite photographier les autochtones avec bien plus de succès.

La remise en question de son métier est encore balbutiante, après une discussion avec Cliff qui lui demande pourquoi ses parents lui en veulent, John répond que la photographie ne peut pas seulement montrer la réalité, pour lui « la vérité a parfois besoin d'un coup de pouce ». On remarque ici l'influence de la brève formation qu'il a reçu de la FSA et du cliché de Arthur Rothstein.

Peu à peu, John Clarke doute de plus en plus du bien fondé de sa mission. Face aux départs sans cesse croissants de fermiers de l'Oklahoma vers la Californie, le photographe new-yorkais se sent paradoxalement plus en phase avec les valeurs locales qui reposent essentiellement sur la famille et la santé. « Lorsqu'un photographe est trop proche de son sujet, il manque de recul » selon lui, à l'image de la poussière du Dust Bowl, difficile à saisir, le héros peine à appréhender son sujet, à se l'approprier, intellectuellement et artistiquement.

Saisir le Dust Bowl

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La FSA présente au jeune photographe le Dust Bowl, le « Bassin de poussières », comme une zone de tempêtes de sable qui recouvrent les sols de plusieurs États, à savoir le Kansas, le Nouveau Mexique, le Texas, le Colorado et l'Oklahoma. Cette région agricole qui avait déjà été sinistrée durant la Grande Dépression est désormais impropre à l'agriculture.

Lorsque Clark s'interroge sur les causes du Dust Bowl, l'assistante de Roy E. Stryker répond par un lapidaire « ils en sont eux-mêmes la cause ».

John comprend davantage l'historicité du phénomène lorsqu'il rencontre une jeune femme enceinte, Mathilda, dont la famille s'est installée dans l'Oklahoma voici plusieurs générations.

Si cette terre a longtemps été une terre de pâturage pour des indiens nomades, le manque de précipitation, les sols fragiles et des vents forts n'ont pas permis une activité agricole dynamique.

Dans l'album, la grand-mère de Mathilde a acheté un lopin de terre en 1910, les terrains étaient alors bon marchés, les pluies étaient régulières et, le tout, entraînés dans son sillage par les progrès de la mécanisation agricole incarnés par de nouveaux types de charrues et de tracteurs. De nombreux agriculteurs ont alors suivi le mouvement, ce qui a accru la pression sur les prairies. Entre 1925 et 1930, plus de 800 000ha de terres non cultivées ont été labourées pour permettre l'exploitation de vastes champs céréaliers.

Le fragile équilibre écologique s'est alors rompu, sans herbes suffisamment enracinées pour tenir le tout, la poussière a commencé à se former. La sécheresse et les années répétées de chaleur ont amplifié le phénomène.

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L'album se déroule en 1937, malgré la présence de ces tempêtes de sable et de l'aridité du climat, les habitants ont appris à vivre avec. John Clarke rencontre les Watson, une famille afro-américaine qui malgré sa résilience face au Dust Bowl est sur le départ pour la Californie.

Cette dernière s'est adaptée de manière ingénieuse face à la poussière qui pénètre les intérieurs, les verres et les assiettes sont systématiquement retournés sur la table. De même, des journaux tapissent les murs pour empêcher la poussière de rentrer par les interstices.

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Si les habitants montrent un véritable courage face à cette crise écologique et sociale, ils sont toutefois affectés par la pneumonie de la poussière qui rattrape les plus fragiles d'entre eux.

Cette maladie est caractéristique du Dust Bowl, cette poussière est si fine que les poumons ne peuvent la filtrer, peu à peu elle prend le dessus, le mal est alors incurable. Après une toux brève et intense, les deux filles du couple Watson sont emportées sans que le médecin ait pu y faire quoique ce soit.

Conclusion

Cette BD illustre parfaitement le rôle de la FSA et de ses photographes dans la couverture journalistique du Dust Bowl, c'est un véritable travail d'ethnographie réalisée par l'administration américaine. Aimée de Jongh souligne toutefois les limites de cette agence gouvernementale, que ce soient les mises en scènes suggérées et les listes exhaustives de thèmes à prendre en compte.

Le photographe s'en rend compte assez rapidement des lacunes de la photographie pour traiter la complexité du Dust Bowl. Le protagoniste se montrer assez fataliste sur sa profession : « On parle toujours du pouvoir de la photo « une image en dit plus que 1000 mots ». Mais il ne faut pas oublier les limites de la photo. Tous les domaines où elle échoue. Il aura fallu ce voyage pour que je me rende compte...à quel point la photographie est l'art...de la tromperie ».

À la fin des années 1930, le Dust Bowl disparaît avec le retour de la pluie. Cette décennie a profondément marquée l'écologie scientifique nord-américaine. Le Dust Bowl a fait cogiter de nombreux agronomes qui ont tout d'abord prôné une culture sans labour pour ne pas éroder davantage des sols vulnérables jointe à une réduction drastique du bétail sur ces terres agricoles.

Pour limiter l'extension de l'érosion des sols, un vaste plan d'afforestation a été initiée au milieu des années 1930, le projet Shelterbelt va traverser les Grandes Plaines du Texas à la frontière canadienne. Cette décennie aura été une prise de conscience pour l'écologie, l'agence Natural Resources Conservation Service (NRCS) a été créée afin de préserver l'environnement.

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Cette décennie de sécheresse aura vu le déplacement de 2,5 millions de migrants climatiques vers la Californie. Cette seconde ruée vers l'Ouest américain est drainée par la promesse d'emplois bon marchés. La désillusion sera au rendez-vous, tout le monde n'aura pas accès à un travail, précaire qui plus est. De nombreuses personnes se retrouvent assignés dans des camps avec des vêtements usés et méprisés par les Californiens qui se moqueront de leur accent. Malgré toute cette violence sociale, de nombreuses familles s'y implanteront pour de bon.

  • Archimède Chroniqueur
  • "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur