L'Histoire en bulles n°14 - La solution pacifique
Le 12 décembre 2021, le dernier d'une série de trois référendums sur l'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie s'est conclu par un « non » à l'indépendance à plus de 96 % dans un contexte de fortes tensions marquées par le boycott des urnes par les indépendantistes et le climat de deuil post variant Delta, particulièrement virulent dans cette région du monde.
L'album La Solution pacifique, édité par Delcourt/Encrages, revient sur l'histoire récente de la Nouvelle-Calédonie depuis les années 1980 où une série d'épisodes de violences paroxystiques débouchent sur la volonté politique de résoudre ce conflit qui a des racines coloniales profondes. Ces plaies ne sont pas encore cicatrisées, de nombreuses discriminations à la fois raciales, politiques, économiques et sociales sont bien réelles.
Le scénariste expérimenté Pierre Makyo et son acolyte Jean-Edouard Grésy, anthropologue de formation, nous emmènent à la rencontre des différents acteurs de l'époque en suivant tout d'abord des hauts fonctionnaires envoyés à Nouméa, à savoir Christian Blanc, secrétaire général du territoire et Christian Kozar, un ancien officier de l'armée et chargé de mission auprès du haut-commissaire.
Le dessin est assuré par Luca Casalinguida qui relate cette BD par un encrage marqué et des tons noirs et blancs qui soulignent la gravité du récit et son inscription dans cette période charnière de l'Histoire néo-calédonienne.
Après les « années de cendres » entre 1984 et 1988, le Premier ministre Michel Rocard tient à cœur de résoudre un conflit qui s'est envenimé depuis le drame d'Ouvéa du printemps 1988, il fait alors appel aux deux protagonistes cités plus haut pour leurs connaissances de la situation locale. C'est sous leur égide que va s'organiser une « mission du dialogue » composée de diverses personnalités. Leur objectif est d'écouter les principales composantes des antagonismes insulaires, principalement les indépendantistes et les loyalistes, et de leur poser une question d'apparence naïve : quel avenir voyez-vous pour la Nouvelle-Calédonie ?
Les « années de cendres »
La montée des tensions arrive précocement dans l'album. Lors des élections territoriales en novembre 1984 boycotté par les indépendantistes et marqué par la destruction d'une urne à coup de hache par Eloi Machoro à Canala, le RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République), parti non-indépendantiste obtient la majorité.
Peu après ces élections, le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) franchit un pas dans l'activisme et laisse ces habitants occuper des terres en « brousse », investir des gendarmeries, dresser des barrages et prendre des otages.
Le camp adverse ne se laisse pas faire et va rappliquer lors de l'assassinat du 5 décembre 1984 qui voit un groupe de métis loyalistes de Hienghiène intercepter un véhicule venant de la tribu de Tiendanite et tuent dix Mélanésiens dont les deux frères de Jean-Marie Tjibaou, leader du FLNKS.
La BD rend compte de l'enchaînement de cette violence où les deux camps se radicalisent. La politique française qui tente de s'immiscer au sein de ce qui ressemble de plus en plus à une guerre civile ne fait qu'ajouter de l'huile sur le feu.
En janvier 1985, Mitterrand nomme Edgar Pisani Haut-Commissaire et ministre chargé de la Nouvelle-Calédonie, il propose un plan d'indépendance-association qui réussit l'exploit d'être rejeté par les deux camps, Pisani supposait que les non-indépendants accepteraient une indépendance comportant des garanties et pensait que les indépendantistes kanaks se contenteraient d'une souveraineté de principe.
Pendant ce temps-là, en réponse au meurtre de Tiendanite, un jeune broussard Yves Tual est abattu sur sa propriété. S'ensuit de violentes manifestations anti-indépendantistes à Nouméa. Face à ces événements incontrôlables par les autorités, Mitterrand donne son accord pour l'opération de neutralisation d'Eloi Machoro, un activiste du FLNKS, qui était alors en marche vers la côte ouest accompagné par 35 militants armés. Le président se rend sur place quelques jours plus tard, ce qui va entraîner la promulgation du statut Fabius-Pisani.
Ce statut est cependant rejeté par le FLNKS même si des élections ont lieu et donnent au parti indépendantiste trois régions sur quatre même si le RPCR obtient la majorité du Congrès.
L'événement qui va faire décanter la situation est la prise d'otages d'Ouvéa du 22 avril 1988 qui se déroule peu de temps avant le premier tour des présidentielles. Celle-ci est initiée dans une gendarmerie et va dégénérer, 4 gendarmes sont tués sur le coup.
Les preneurs d'otages vont ensuite acheminer leurs captifs dans la grotte sacrée de Gossanah. Après diverses tentatives de négociations, l'opération Victor est exécutée, l'ordre est donnée de libérer les otages, ces derniers seront libérés mais 19 preneurs d'otages et 2 militaires sont abattus dans l'affrontement.
Cette affaire va avoir un écho médiatique considérable, y compris en métropole, les bavures avérées formeront un formidable feuilleton journaliste.
Paradoxalement, le drame collectif d'Ouvéa va contraindre les acteurs politiques à renouer le dialogue et accepter une solution acceptable. Michel Rocard va saisir cette occasion pour amorcer une solution pacifique.
« Il importe que la France apprenne enfin à décoloniser », Michel Rocard, Premier ministre.
Il semblait évident aux autorités politiques de ne pas réitérer les erreurs du passé, créer des statuts décidés verticalement dans le bureau de ministères parisiens ne convenaient plus à la situation présente, Michel Rocard l'a compris et va s'appuyer sur des hommes expérimentés et connaisseurs des réalités locales.
Sous l'égide de Christian Blanc, lui-même secondé par Christian Kozar, la mission du dialogue sera composée d'éléments éclectiques nécessaires au fonctionnement d'une mission extraordinaire.
Ainsi, deux hommes d'église sont appelés, Paul Guiberteau, de confession catholique et Jacques Stewart qui est pasteur.
Pierre Steinmetz qui fut un haut fonctionnaire dans les DOM-TOM est recommandé par Raymond Barre (la caution de droite de l'équipe), Jean-Claude Périer, un magistrat, et, enfin, Roger Leray, un franc-maçon proche de Mitterrand.
p>La mission du dialogue ne suscite pas un enthousiasme délirant à son arrivée. L'équipe va constater sur place que leurs prédécesseurs écrivaient leur rapport en vase clos à Nouméa, des rencontres seront nécessaires pour palier ces manquements.
L'équipe rocardienne va tout d'abord rencontrer Jacques Lafleur, industriel, député et chef du parti anti-indépendantiste, le RPCR. Face aux réserves du caldoche sur la possibilité d'entamer des négociations avec ses rivaux, Christian Blanc va menacer Lafleur de joindre Matignon pour obtenir le retrait des forces armées présentes en Nouvelle-Calédonie, après un bref laps de temps, les discussions sont désormais ouvertes !
La mission du dialogue ne se contente pas seulement d'entrevues avec les leaders du RPCR et du FLNKS, son objectif est avant tout de comprendre, de tâter le pouls de la Nouvelle-Calédonie. L'équipe va se rendre à la rencontre de la communauté kanak.
L'album met en scène un dialogue entre Paul Guiberteau qui demande à un jeune kanak ce que représente pour lui l'indépendance. Ce dernier lui répond en trois temps : l'indépendance, c'est tout d'abord un drapeau, celui de la Kanaky qui est un marqueur identitaire fort. Le jeune homme souhaite également un ambassadeur à l'ONU comme garantie de leur indépendance future. Et enfin, du travail !
Cette dernière revendication est probablement le marqueur le plus net de la ségrégation socio-spatiale qui règne en Nouvelle-Calédonie. Malgré de lentes évolutions progressistes depuis plusieurs décennies, la récession économique en cours depuis 1974 est venue freiner le boom minier (l'île est le 3ème exportateur mondial de nickel), important pourvoyeur d'emplois, et a accentué le chômage dans le monde kanak.
La mission accompagne ensuite cette communauté lorsqu'elle rend hommage aux morts d'Ouvéa puis se rend directement au village de Gossanah d'où sont issus les victimes et leurs familles. Ils font alors l'expérience du deuil et de la colère ressentie par les exactions des militaires.
Leur présence dans ce village martyr facilite leur rencontre avec Jean-Marie Tjibaou, leader du FLNKS, qui y a été sensible. Le chef du parti indépendantiste rend compte à la mission du dialogue de l'importance de l'identité kanak à travers son patrimoine matérielle, il revient surtout sur les 135 années de présence coloniale française en Nouvelle-Calédonie lorsqu'il les conduit en voiture jusqu'à sa tribu de Tiendanite pour déjeuner.
Cette route est un lieu de mémoire, celui de l'attentat du 5 décembre 1984 où Tjibaou a perdu deux frères. Plus loin, la voiture croise la maison brûlée de son grand-père, le leader indépendantiste fait alors le récit de la répression de 1917 où sa grand-mère a été abattue et son père sauvé in extremis par sa grande-sœur alors qu'il roulait dans les fougères.
Dans la foulée de cette rencontre, l'équipe se rend dans l'une des plus grandes régions agricoles issue de la colonisation pénitentiaire, cette zone est une sorte de fief indépendantiste et le lieu de la première révolte kanak de 1878 qui avait pour origines les spoliations foncières, les profanations de terres sacrées ainsi qu'un mépris civilisationnel marqué.
En 1988, cette terre porte encore les stigmates de son histoire passée et récente, de nombreuses maisons ont été laissées dans leur état de délabrement initial, cette région n'a ni eau courante ni électricité et n'est plus ravitaillée par l'armée.
Après une dernière rencontre avec Tjibaou et Lafleur, les deux principaux protagonistes acceptent l'idée d'un accord. Tjibaou dresse à cette occasion un véritable programme politique progressiste qu'il espère voir advenir pour la Nouvelle-Calédonie sous la forme du « I have a dream » de Martin L. King.
À Matignon, le 25 juin 1988, la rencontre entre les délégations caldoche et kanak aboutissent. Pour les deux partis rivaux, trop de sang a été versé, une solution pacifique est trouvée. L'histoire se rappellera de la poignée de main historique entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou. L'accord est enfin ratifié par les militants du RPCR et du FLNKS.
Conclusion
Les accords de Matignon représentent avant tout un accord a minima, il prévoit la mise en place de trois provinces ainsi qu'un scrutin d'autodétermination qui aura lieu en 1998. L'accord est également complété par l'accord Oudinot du 20 août 1988 qui vise un rééquilibrage économique et social entre les Kanaks et les autres communautés, entre Nouméa et le reste de l'archipel.
Cet accord met toutefois fin à la spirale de violences engagées depuis le début des années 1980, dont le drame d'Ouvéa en constitue l'acmé, et réussit à mettre autour d'une table les principaux acteurs politiques de l'archipel.
Mais le feu couve toujours sous la braise, Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné sont assassinés le 5 mai 1989 alors qu'ils se rendaient à Ouvéa pour assister à la levée de deuil coutumier des morts de la grotte de Gossanah, par un indépendantiste, Djubelly Wea.
Leur assassinat n'entrave pas le processus de paix initiée. En 1998, les accords de Nouméa instituent une autonomie progressive de la Nouvelle-Calédonie et fixent une série de trois référendum (en cas de vote négatif pour les deux premiers) qui auront lieu entre 4 novembre 2018 et le 12 décembre 2021.
Le dernier en date a été marqué par la victoire du « non » à 96 % et surtout par une forte abstention (56%) en raison du boycott du vote par les indépendantistes, l'archipel a effectivement été marqué par le variant Delta du Covid-19 et souhaitait un report du référendum d'autodétermination. Le président de la République, Emmanuel Macron, a écarté cette possibilité d'un revers de manche.
Le processus initié depuis les accords de Matignon puis de Nouméa reposait sur une confiance et un respect de l'identité kanak, or les coutumes de deuil font partie intégrante de cette culture, le sénat coutumier a par ailleurs décrété un « deuil kanak » exceptionnel d'une année et souhaitait le report du référendum à une échéance post-présidentielle.
Contrairement à ce que souhaitait Michel Rocard, la France n'a pas encore réussi sa décolonisation en Nouvelle-Calédonie.
Pour aller plus loin
"Il y a 30 ans", après Ouvéa - La mission du dialogue au chevet d'une Calédonie meurtrie sur le site de Franceinfo, par Laura Philippon / Steeven Gnipate - Publié le 20/05/2018 à 17:30, mis à jour le 23/05/2018 à 12:35.
- Archimède Chroniqueur
- "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur