L'Histoire en bulles n°15 - Le Faux Soir
« Au coin de la rue d'Arlon, Jean croise un homme qui avance en lisant « le Soir »...le Faux ? L'homme rit...c'est le Faux ! ».
Le 9 novembre 1943, des Bruxellois vont acheter par habitude leur quotidien Le Soir, l'en-tête ne suscite aucune méfiance, et moyennant 1 franc, ils découvrent, rictus aux lèvres, le pastiche.
Le scénariste expérimenté Denis Lapière est allé à la rencontre de Daniel Couvreur, journaliste du Soir et véritable esthète de la BD belge, avec le dessinateur Christian Durieux, ils forment un tandem complémentaire pour mener l'enquête du fameux Faux Soir.
L'album édité chez Futuropolis alterne les séquences contemporaines où les auteurs découvrent peu à peu le récit de cette entreprise par l'intermédiaire de la rédaction actuelle du Soir, ils vont aussi à la rencontre des lieux de mémoires de la Seconde Guerre mondiale, et en noir et blanc, le récit de l'aventure éditoriale au jour le jour du Faux Soir !
Le Soir, quotidien belge de référence qui titrait à 250 000 exemplaires avant-guerre (une autre époque !) disparaît des kiosques en mai 1940, il reparaît le mois suivant sous le contrôle de la Propaganda Ateilung (département de la propagande) avec une nouvelle rédaction issue du journal ultraconservateur d'inspiration fasciste, le Vingtième Siècle.
Ce « Soir emboché », comme l'appelle les résistants belges, écrit au « pas de l'oie » comme le souhaitaient les nazis. Pour ces derniers, l'objectif est surtout de rassurer une population « trompée » par les anciens rédacteurs et la famille Rossel, propriétaire du journal, la nouvelle ligne éditoriale est d'un antisémitisme et d'un anticommunisme irréprochable.
La résistance belge s'organise en Belgique, l'album fait souvent référence au Front d'Indépendance, c'est dans ce contexte qu'une poignée de résistants, attachés à la si précieuse liberté de la presse et à la démocratie, vont entreprendre un coup de maître éditorial avec le Faux Soir du 9 novembre 1943.
La genèse du projet
L'album suit Marc Aubrion dit « Yvon », qui est engagé par le Front d'Indépendance (FI) par l'intermédiaire de René Noël dit « Jean » qui recherchait un responsable presse pour écrire un journal d'informations dans l'imprimerie clandestine du réseau. Ce rôle est primordial au sein de la Résistance qui se structure autour de ses canaux d'informations que sont les bulletins et journaux. Cette presse clandestine, très active, a également un rôle de contre-propagande sous la forme de pamphlets virulents et de pastiches qui caricaturent l'occupant.
Ce Front d'Indépendance est initié fin 1941 par Fernand Demany, un ancien journaliste du Soir qui réalise le bulletin national dit le « buna », organe de liaison du mouvement. En octobre 1943, l'approche de l'armistice du 11 novembre (curieusement laissé en place par l'occupant) est perçue par le FI comme une opportunité de tourner en ridicule cette célébration de la défaite de l'Allemagne. Ordre est donné aux responsables presse de se montrer créatifs !
« Yvon » réfléchit à l'idée d'un article ironique sur les casques à pointe mais s'interroge sur les moyens de sa diffusion. Après une nuit blanche à se triturer les méninges...eurêka, publier un Faux Soir !
Dans la foulée, il s'entretient avec « Jean » pour lui faire part de son idée du Faux Soir pour le 11 novembre. Jean est intéressé mais doute de sa faisabilité financière et matérielle. Ce dernier embarque « Yvon » à la rencontre de Théo Mullier, responsable FI au sein de l'imprimerie du Soir, qui est emballé par l'idée mais souligne un hic, voler du papier aux imprimeries du journal collabo ne passerait pas inaperçu.
Pour ce qui est du financement, Jean va s'adresser à Madame Grandjean qui est partante à une seule condition : le Soir tout entier doit être une parodie ! Pour la rédaction des articles, Jean va s'adresser à Fernand Demany, ancien du Soir et l'un des fondateurs du FI pour pasticher ses successeurs embochés, de son côté Madame Grandjean va débaucher la plume acerbe du baron Adrien Van Den Branden de Reeth, rédacteur du journal clandestin « Justice libre », procureur du roi en public, il dirige officieusement un mouvement de résistance au sein de la magistrature.
L'équipe se réunit le soir chez Léon Navez, un ami peintre de Jean, un lieu qui tiendra lieu de comité de rédaction. Madame Grandjean est parvenue à obtenir 50 000 francs, une somme suffisante pour mener à bien ce projet. Seul couac, l'imprimeur qui proposait ses services au FI s'est désisté. Ils vont finalement se tourner vers Ferdinand Wellens, un imprimeur, une connaissance de « George », adjoint d'Yvon au sein de la cellule de presse.
L'imprimerie se situe dans un quartier « sensible », à 200 mètres de l'atelier d'Yvon. Le journaliste du Soir Daniel Couvreur raconte que ce lieu avait comme services publics de proximité les bâtiments du central téléphonique ainsi qu'un bureau de la Gestapo, en bref un quartier dynamique rythmé par les rondes régulières des soldats allemands.
Wellens est d'accord pour imprimer le pastiche, il n'a besoin que d'un en-tête du Soir, il tient juste à préserver ses assistants et demande aux résistants de lui fournir du personnel, ces derniers acceptent.
La direction du Front d'Indépendance valide le plan. Des problèmes subsistent, faire paraître le Faux Soir le 11 est impossible, c'est un jour férié, le tirage est limité, le 10 non plus car le mercredi, le quotidien compte 4 pages et non 2, c'est trop cher pour l'opération. Le comité de rédaction planche pour le 9 novembre. 50 000 exemplaires sont prévus, 5 000 à Bruxelles, le reste en province.
Tout n'est pas réglé pour autant, le FI comptait sur une intervention de la Royal Air Force pour survoler Bruxelles quelques heures avant la livraison du Soir, dans ces cas là, l'impression et la distribution des journaux est interrompues, ce laps de temps devait permettre aux résistants de distribuer le Faux Soir mais sans nouvelles de sa part, l'équipe devra se tourner vers un plan B.
La distribution du Faux Soir et son impact
Le week-end qui précède la diffusion du Faux Soir, Wellens, assisté par Yvon et Henri Vandevelde, un rotativiste lié au FI, constate après l'impression de 3 000 exemplaires, une coquille qui laisse apparaître une date qui n'est pas celle du 9 novembre sous le « e » de « Le Soir », si les kiosquiers s'en aperçoivent, ils mettront le Faux Soir de côté. Wellens va devoir gratter la date à même le demi-cylindre pour l'effacer !
Lorsque l'impression est terminée, il faut également régler le problème de la dentelure du papier qui se forme lorsqu'il est acheminé à grande vitesse d'un rouleau à l'autre, ces irrégularités constituent, comme le disent les scénaristes de l'album, « l'empreinte digitale » de l'imprimerie. Les rogner est nécessaire pour masquer l'identité du propriétaire de la machine.
La veille de l'édition du Faux Soir, le silence de la RAF contraint le FI à faire appel à ses jeunes militants pour incendier les camionnettes de Dechene, propriétaire des véhicules chargés de la livraison du Soir.
Dans l'après-midi, une danse commence, les milliers d'exemplaires sont répartis dans différents dépôts provisoires, le café des arts en stocke 20 000 pour le Brabant (province qui ceinture Bruxelles), 15 000 au café du Ballon pour le Hainaut (Ouest belge) ainsi que d'autres cafés mobilisés comme l'Horloge, les Bons Enfants ou le Cantersteen où les paquets de journaux sont destinés aux kiosques bruxellois.
Mardi 9 novembre, jour J ! 15h30, les camionnettes qui approvisionnent le Soir sont incendiées. Dans la foulée, les coursiers partent livrer leurs parquets de Faux Soir. Le succès est au rendez-vous, les sourires montent aux lèvres, les lecteurs s'attroupent autour des aubettes.
Les kiosquiers s'aperçoivent rapidement de l'originalité du « Soir » mais jouent le jeu, à la question « un soir, s'il vous plaît », ils répondent « le vrai ou le faux ? ». Le journal circule dans les cafés, au sein des familles, à une époque où la presse papier était l'un des seuls moyens de s'informer.
Les plumes qui ont livré des articles au Faux Soir se sont montrés créatives, un article se moque de la stratégie militaire « élastique » allemande face aux assauts soviétiques considérés « comme d'une monotonie désespérante pour tout critique militaire digne de ce nom ».
Léon Degrelle, fondateur du mouvement Rex, transformé par la suite en parti fasciste, et Adolf Hitler sont moqués. Ce dernier a l'insigne honneur d'être le héros d'un article intitulé « le mystère de la chambre brune » dans lequel le führer subit un « dédoublement de personnalité en deux entités distinctes, d'une part un Hitler sans moustaches, d'autre part des moustaches sans Hitler ».
Les « petites annonces » ont également eu un vif succès comique comme celle-ci qui se paie la tête de Léon Degrelle : « mari trompé, rondouillard, millionnaire, disposant loisirs, désire épouser Miss anglaise pour alibi. Ecrire Degrelle, dit Boubouroche, Katastrofenstrasse, Berlin ».
Le 10 novembre 1943, le Faux Soir s'est répandu dans toute la Belgique. Les nazis sont furieux, Hitler aurait personnellement ordonné que l'enquête soit menée promptement.
Le « Soir emboché » de son côté, est resté silencieux pendant une journée avant que son rédacteur en chef n'écrive un article pour se dissocier du Faux Soir.
Face à ce succès célébré par les Alliés, les fronts d'indépendance de provinces ont même réalisé des bénéfices avec le journal, ce qui a permis d'aider des clandestins ou des réfractaires sous l'Occupation.
En février 1944, un élément va permettre à la Gestapo de remonter le fil jusqu'aux acteurs du Faux Soir, la police politique parvient à mettre la main sur l'un des 3 000 exemplaires (a priori détruits). En possession d'un des Faux Soir, l'analyse des dentelures, les fameuses « empreintes digitales » des rotatives, vont permettre d'identifier le propriétaire de l'imprimerie.
Wellens et ses employés sont arrêtés. Le savoir-faire de la Gestapo fera le reste, l'imprimeur va dénoncer ses camarades sous la torture. Ferdinand Wellens mourra dans les camps, tout comme Théo Mullier, l'imprimeur du FI au sein du Soir ainsi que 3 autres personnes, en tout 21 personnes sont arrêtées. Yvon, quant à lui, s'en sortira mais handicapé à vie.
Conclusion
Le courage et la détermination de l'aventure collective du Faux Soir a permis une improbable bouffée d'air frais en ce mois de novembre 1943 où l'Occupation semble devenir la norme et où les combats sur le lointain front de l'est font rage.
Cette initiative audacieuse a bluffé les autorités militaires allemandes qui incitera l'un de ses généraux à confier qu'il « faut fusiller les gens qui ont participé au Faux Soir mais avec des balles en or » ! Quel honneur !
Cet engagement illustre également avec un certain écho des enjeux contemporains comme l'indépendance de la presse dans une période où règnent les fake news, les clashs sur les plateaux TV et les petites phrases reprises et amplifiées par les réseaux sociaux. Ces nouvelles bulles médiatiques semblent retenir davantage l'attention des entreprises de presse, plus soucieuses de vendre de l'information plutôt que d'éclairer l'opinion, les valeurs du Faux Soir sont intemporelles.
Le lendemain de la libération de Bruxelles, le 4 septembre 1944, la véritable rédaction du Soir va reprendre le contrôle des rotatives et fait paraître « Le vrai Soir probe et libre » dans la lignée du désormais mythique Faux Soir du 9 novembre 1943.
« Le Faux Soir n'est pas l'œuvre d'un homme, ce n'est pas l'œuvre de quelques hommes, c'est l'œuvre d'une collectivité », Fernand Demany, 9 novembre 1944.
- Archimède Chroniqueur
- "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur