L'Histoire en bulles n°10 - Jusqu'au Dernier
Jusqu'au dernier (Grand Angle) est une BD historique/western sortie en 2018, dessinée par Paul Gastine et scénarisée par Jérôme Félix. Les deux auteurs se connaissaient de longue date, le premier fut l'élève du second lors d'un atelier de BD, cette reconnaissance mutuelle de leur potentiel artistique s'est concrétisée par la réalisation des quatre volumes de la série L'héritage du diable, une romance historique, à mi-chemin entre aventure et ésotérisme.
Jusqu'au dernier signe un western bien référencé sur le crépuscule des cow-boys, une époque où leur rôle en tant que convoyeur de bétail sur les pistes du Far West américain s'interrompt brutalement.
Le cow-boy est dans l'imaginaire collectif l'incarnation du self-made man américain, un homme libre qui œuvre en symbiose avec son cheval, affronte les éléments, les Indiens et les outlaws avec bravoure et honneur lors de chevauchées grandioses. Ce mythe né fin XIXème relègue au second plan la réalité sociale dans laquelle évoluaient les cow-boys durant leur âge d'or sur les pistes de bétail entre 1867 et 1887.
Cette BD leur rend, en quelque sorte, hommage tout en respectant les codes du genre, l'usage des colts, les paysages ouverts des grandes plaines, main street dans les villes du Far West avec saloons, banques, épiceries ainsi qu'une galerie de personnages iconiques que l'on retrouve avec plaisir comme le barman, le sheriff, le maire, seuls les croques-morts semblent manquer à l'appel, pourtant l'album a de quoi remplir le carnet de commande !
Le récit de ce western retrace le dernier convoi d'un vieux briscard des pistes de bétail, Russell, accompagné par son acolyte, le jeune Kirby mais également par Bennett, un jeune orphelin déficient recueilli sur la piste. Arrivés à Abilene, une importante « ville de bétail » du Kansas, Russell se fait payer, lui et ses hommes, par un homme d'affaires en charge du convoi. Le vieil homme raconte aux autres cow-boys qu'il n'y a désormais plus de boulot sur les pistes en raison de la concurrence des chemins de fer qui acheminent directement les troupeaux en direction des abattoirs de Chicago. Russell et Bennett proposent alors à Kirby de s'installer comme fermiers dans le Montana, ce dernier accepte. La fine équipe va faire une halte à Sundance, un bourg du Wyoming en négociation avec l'Union Pacific pour devenir la gare d'embarquement de cet État des Grandes Plaines. L'intrigue va toutefois basculer lorsque le jeune Bennett est retrouvé mort dans des circonstances mystérieuses...
Cette BD est l'occasion de pouvoir évoquer ce qui se cachait derrière la figure mythique du cow-boy mais également de comprendre les raisons du déclin de son activité.
Les coulisses sociales du métier de cow-boy
Le récit s'ouvre sur un convoi de bétail allant du Wyoming jusqu'à Abilene, une « ville de bétail » du Kansas. Ces quelques planches illustrent une partie de la réalité de l'activité des cow-boys, à savoir conduire le bétail vers une gare où il sera par la suite acheminer vers les abattoirs de Chicago. Exit du coup en amont les tâches ingrates qui leur incombent comme ouvriers agricoles au sein d'un open range : nourrir les bêtes, les soigner dans la mesure du possible, les surveiller, le vacher est aussi chargé du marquage des bêtes.
Avant toute chose, il faut préciser qu'un cow-boy n'est considéré comme tel que lorsqu'il a participé à au moins une transhumance. Cet infatigable travailleur des plaines est un salarié pour le compte d'un éleveur de bétail (l'album ne renseigne rien sur ce propriétaire) même si le héros de l'album précise qu'il est à son compte, cela paraît peu probable, peu de cow-boys étaient propriétaires d'une parcelle.
Russell comme Kirby n'échappent pas à la règle, même si ces deux là n'ont pas le même statut dans le convoi. Russell, pisteur expérimenté, est le boss du convoi, c'est lui qui est chargé d'embaucher les cow-boys par un contrat oral et in fine, c'est lui qui remet l'argent.
Le boss est également dans le cas de Russell un trail boss, un chef de piste, c'est lui qui est chargé d'amener le bétail à destination. Il connaît parfaitement la piste, les différents points d'eau le long du trajet ainsi que les divers pâturages pour nourrir les Texas Longhorn, maîtrise la topographie de la région, prend les décisions concernant les haltes, c'est également lui qui est en charge des stocks alimentaires.
Le convoi dans cet album est constitué de 1200 têtes de bétail, il s'agit plutôt d'un petit convoi. Une case montre une équipée de 7-8 cow-boys, ce qui est déjà beaucoup par rapport au troupeau, parfois ce dernier peut atteindre 2000 bêtes pour un nombre identique de cow-boys.
Russell précise que sa transhumance s'est initiée dans le Wyoming pour finir à Abilene dans le Kansas, il s'agit dans ce cas de l'itinéraire de la Western Trail, ce dernier, en lien avec la colonisation progressive de ces espaces, traverse le Montana, le Wyoming, le Nebraska avant d'arriver à destination, une route de plus 1000 km. À un rythme moyen de 20 km par jour, nos protagonistes sont arrivés à destination en moins de 2 mois !
Jusqu'au dernier fait aussi le récit des conditions de vie des cow-boys durant ces traversées. De longues journées à surveiller le troupeau, seules les haltes permettent un temps de repos où les hommes se réunissent autour du feu pour manger des haricots (bon marché), du bacon, des biscuits. Il est assez probable que l'ambiance soit calme après des journées de travail de 16 à 18h ! Durant ces pauses, les cow-boys doivent veiller sur le cheptel, le moindre bruit peut réveiller l'instinct grégaire des bovins et entraîner une sacrée pagaille.
Lorsque les cow-boys ont gagné Abilene, la figure du drover fait son apparition. Incarné ici par Orson Smeet, un personnage totalement fictif, ancien barbier devenu banquier qui a fait fortune sur les revenus générés par l'économie du bétail. Ce genre d'ascension sociale rappelle une autre figure locale, à savoir, Joseph McCoy, un entrepreneur qui est à l'origine de la gare, mais a également construit un hôtel, une banque, des bureaux ainsi qu'une série de commerces.
Cette figure du drover accompagne le mouvement d'expansion de cette industrie dans les années 1870, c'est lui qui négocie avec les acheteurs pour le compte des éleveurs de bétail, il organise également le voyage et surveille l'embarquement des animaux à la gare. En moyenne, conduire 2000 bêtes dans le Kansas lui coûte 1000$ de salaires pour 2 mois et lui rapporte 2000$ de profit, même si le convoi acheminé par Russell et ses cow-boys ne contient que 1200 têtes de bétail, un beau pactole attend Orson à l'arrivée !
Si de véritables fortunes dans le bétail se constituent, combien peuvent espérer gagner les cow-boys ? Une case montre Russell distribuer l'argent à ses hommes sans qu'il n'ait fait mention des sommes en question. Un cow-boy gagne environ 30 à 40$ par mois pour un travail de 16 à 18h par jour, 7 jours sur 7 !
Les chefs de piste peuvent espérer une centaine de dollars par mois. Ces maigres salaires sont payés lorsque les cow-boys arrivent à leur destination dans les villes de bétail. Les tentations sont alors fortes de consommer la centaine de dollars glanée durant les 2-3 mois de la transhumance.
Les vachers après avoir avalé la poussière soulevée par le bétail durant le convoi se rendent chez les coiffeur/barbiers, la prospérité d'Orson Smeet vient de là. Une multitude de produits s'offrent à eux en ville, le flingue 45 long colt d'une valeur de 17$ ou encore la carabine Winchester modèle 1873 sont les instruments de musique les plus répandus du Far West.
Les cow-boys peuvent être aussi séduits par de magnifiques bottes sur mesure chez le chapelier Tom Mac Inerney à Abilene qui valent entre 12 et 20$, des chapeaux Stetson qui vont être popularisés à cette époque ou encore investir dans les années 1890 dans les pantalons de Levi-Strauss.
Le reste de leurs payes finissent au saloon ainsi que dans « l'annexe du diable », un espace séparé du premier (les femmes sont interdites dans les saloons) où les cow-boys peuvent profiter des plaisirs de la chair pour 5 à 10$ la passe ! En bref, au bout de quelques jours, leur salaire a fondu comme neige au soleil, les plus malins auront mis de côté quelques dollars pour le retour.
Si les cow-boys forment la clientèle des « villes de bétail » et permettent l'enrichissement des commerçants, ils sont méprisés socialement et perçus par les habitants comme des vagabonds. Une case illustre à merveille cette réalité, lorsque Russell débarque dans la banque d'Orson Smeet pour recevoir sa solde, il salit le parquet ciré avec ses bottes boueuses, la clientèle bourgeoise de l'établissement semble choquée par ses manières de rustre. Ces villes sont construites de manière à ce que cow-boys et habitants se croisent le moins possible, le parcage des bêtes se fait à proximité de la gare et se tient éloigné des hôtels les plus confortables qui ne reçoivent que les éleveurs de bétail et les entrepreneurs du secteur.
Si les cow-boys semble faire partie intégrante de l'économie du bétail, comment expliquer leur déclin dans les années 1880 ?
« L'arrivée du fil de fer et du chemin de fer a tué le cow-boy », Frederic Remington
Comme l'affirme le peintre Remington, deux facteurs sont à l'origine de la mort des cow-boys. La BD met en avant l'affirmation du chemin de fer qui progresse au même rythme que la transhumance décroît. Russell relate avec nostalgie : « la survie de tout l'ouest dépendait de types comme moi » avant de concéder « que ces maudites lignes de chemin de fer ne se mettent à pousser comme du chiendent ».
L'image du « chiendent » est plutôt bien trouvé, entre 1865 et 1890, le chemin fer s'étend de 56 000 km à plus de 300 000 km et connecte ces territoires de l'Ouest du Mississippi au reste des États-Unis. En 1867, le chemin de fer de la Kansas Pacific Railway traverse Abilene dont la gare devient une plaque tournante du transport d'immenses troupeaux conduits aux abattoirs de Chicago.
Si les protagonistes de la BD semblent faire du chemin de fer le principal responsable de leur marginalisation, ils semblent oublier le rôle néfaste du barbelé dans ce processus. L'invention du fil de fer modifie radicalement les rapports sociaux dans les plaines de l'Ouest, sa diffusion dans cet espace est spectaculaire, 5 tonnes vendus en 1870, 40 000 tonnes en 1880 !
Les propriétaires de ranchs du Wyoming au Texas strient leurs domaines de fils barbelés rendant inutile le rôle des cow-boys dans la surveillance des troupeaux, ces derniers, lorsqu'ils ne sont pas licenciés, font des rondes le long des clôtures, Winchester à la main, pour empêcher les vols de bétail.
Idem, les rapports se tendent sur la piste des convois entre fermiers et cow-boys dès le lendemain de la guerre de Sécession en 1865. La colonisation à l'ouest du Mississippi dans les années 1880 se renforce et de nouveaux territoires ont atteint le seuil de peuplement requis pour devenir des États à part entière (Wyoming, Montana), les fermiers délimitent davantage leurs cultures avec des clôtures en bois ou du fil de fer, ce qui limite tout autant les pâturages utilisées par les cow-boys pour le bétail le long des pistes, ces derniers deviennent de fait persona non grata.
La BD représente de manière assez discrète cette réalité. Un ancien cow-boy sentant le vent tourné, Zack-La-Traine s'est reconverti en travaillant pour un couple de fermiers installé le long d'une piste. Russell croise son ancien collègue en train de récurer les déjections des animaux de ferme. Ce dernier lui conseille de trouver un autre boulot, les convoyeurs n'ont selon lui plus d'avenir et doivent accepter de se reconvertir. C'est alors que les fermiers sortent de leur maison pour couper court à la conversation, le rabaissant en lui rappelant son passé méprisable et l'intimant de retourner prestement à son activité.
Quel avenir dès lors pour les anciens cow-boys ? Le développement du chemin de fer et la généralisation des propriétés privées par le fil de fer auxquels il faudrait ajouter les aléas climatiques (sécheresses, tornades, hivers très rudes) mettent sur la touche les convoyeurs.
Face à la raréfaction des voyages, ils se tournent vers d'autres activités, ceux qui ont réussi à faire des économies investissent dans un ranch modeste. Russell et Kirby rentrent dans cette catégorie, ils ont comme ambition de s'acheter un ranch dans le Montana, le vieux cow-boy avait anticipé la pénurie d'embauche en retenant une partie de son salaire de boss (plus élevé que les simples cow-boys) d'autant plus que le Homestead Act de 1862 permet à quiconque occupe un terrain depuis 5 ans d'en revendiquer la propriété privée sur 65 hectares au maximum !
D'autres cow-boys n'ont parfois pas toujours des perspectives aussi légales. Un certain nombre d'entre eux utilisent leurs aptitudes au colt pour devenir hors-la-loi, voler du bétail, braquer des voyageurs isolés comme tentent de le faire les anciens cow-boys qui tendent un guet-apens aux héros...sans succès !
Conclusion
À la fin des années 1880, l'Ouest américain rejoint l'Est, c'est la fin de la Frontière, les grands espaces sont clôturés, le chemin de fer connecte les principales villes. Pour les cow-boys, le chômage les attend ou des conditions de travail encore plus précaires pour ceux qui ont su garder leur emploi au sein des immenses ranchs dominés par les « barons du bétail » dénaturant leur activité initiale pour devenir de simples travailleurs sur un cheval.
Au tournant du XXe siècle, d'anciens cow-boys se regroupent au sein du Bronco Busters and Range riders Association pour développer des rodéos. Peu à peu la réalité sociale de ces arpenteurs des plaines s'estompe au profit de l'incarnation d'un modèle de réussite individuelle, de liberté et de domestication de la nature sauvage par l'homme.
Jusqu'au dernier fait peut-être tout simplement référence au tableau de Frederic Remington The fall of the Cow-boy de 1895. Cette toile met en scène le regard de vétérans des pistes de bétail, qui dans un paysage enneigé, ouvrent la barrière d'un ranch clôturé de fils de fer barbelé. Ce tableau tout comme la BD expriment le regard d'une génération nostalgique des grandes plaines de l'Ouest. Les pistes s'achèvent...le mythe débute !
- Archimède Chroniqueur
- "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur