Requiem pour l'Innocence : A Plague Tale

Ralta
Thématique
Moyen-âge, Guerre de Cent ans
15 mai
2024

Les Bordelais d'Asobo Studio nous ont pour le moment livré deux volets de la série A Plague Tale. Bien que l'Histoire, avec un grand "H", y soit fortement présente, les développeurs ont fait le choix de ne pas y rester cadenassé... et c'est tant mieux pour nous, les joueurs.

Les deux jeux, A Plague Tale : Innocence (sorti en 2019) et A Plague Tale : Requiem (sorti en 2022), tissent l'histoire de deux enfants, frère et sœur : Amicia et Hugo de Rune. Abandonnés à leur sort, ces enfants doivent trouver le moyen de survivre dans un monde médiéval chaotique et agir contre la maladie qui touche Hugo, la macula sanguinis. Il s'agit d'une infection imaginaire remontant à l'empereur Justinien et qui permet à Hugo de contrôler les vagues incessantes de rats pestiférés. À la fois fantastique et réaliste, on traverse avec ces enfants un univers et des situations de plus en plus dangereuses. Personne n'a jamais dit que l'histoire ne pouvait pas être fantastique.

A Plague Tale : Requiem

L'éveil de la macula

A Plague Tale : Innocence fut le premier jeu sorti au standard AA, conçu en interne dès le premier jour par Asobo Studio. Avant cela, le studio était chargé de convertir des films à succès en jeux vidéo, comme Ratatouille et Wall-E. Contrairement à ces jeux AAA qui disposent souvent d'un budget pouvant atteindre près de quarante millions pour certains, A Plague Tale : Innocence n'a coûté que quelques dizaines de millions d'euros. Disposant déjà les droits sur son propre moteur de jeu, Asobo Studio s'est également évité des frais de production supplémentaires.

Dans un paysage vidéoludique de plus en plus divisé, entre les développeurs indépendants proposant des jeux au budget restreint mais innovants et remplis de bonnes idées, et les jeux triple-A où presque rien ne change afin de conserver une audience déjà acquise et de justifier des budgets pharaoniques, on n'attendait plus de jeux comme A Plague Tale : Innocence.

En soi, rien n'était vraiment original. Le compagnonnage avait déjà été exploré, même avant Joel et Ellie de The Last of Us, avec Leon et Ashley de Resident Evil 4, par exemple. De même, le format narratif n'était pas novateur, comme en témoignent des titres tels que Heavy Rain, Uncharted sur PS3, Fahrenheit sur PS2 ou Half-Life sur PC. Et pourtant, l'histoire de ces deux enfants terrifiés reste inoubliable. Pourquoi ? À mon avis, c'est peut-être une nostalgie de nos peurs d'enfant. Même si l'on n'a pas connu les mêmes expériences qu'Amicia et Hugo (heureusement !), Asobo a réussi à tisser des liens d'identification plus forts que si l'on combattait des extraterrestres, comme Gordon Freeman, ou que l'on résolvait des crimes à la manière de Heavy Rain. On comprend les soucis qu'Amicia et Hugo peuvent rencontrer au cours de leur aventure.

Initialement, Amicia devait être une protagoniste solo, mais on lui a confié un petit frère, Hugo, afin de renforcer la perte d'innocence. Jouer le rôle d'une fille du XIVe siècle, à une époque où les mœurs et les coutumes étaient rigides pour les demoiselles, aurait pu rebuter plus d'un joueur, mais le succès des deux volets a prouvé le contraire. On s'intéresse vraiment à cette histoire, bien écrite et pleine de rebondissements. L'inclusion d'un petit frère, fragile et malade, ne fait que réduire la dislocation temporelle entre notre époque et la leur. De plus, même si c'est un fardeau qu'Amicia doit porter, il nous force à être plus subtils, silencieux et discrets.

En lâchant ces deux enfants dans ce monde en proie à la guerre (celle de Cent ans en l'occurence), A Plague Tale : Innocence nous offre de nombreuses possibilités de rencontres sur les chemins de la Guyenne du Moyen Âge (région bordelaise). Certes, il y a très peu de choses dans le jeu qui nous aident à vraiment identifier cette région ; on aurait très bien pu être à Marseille ou en Terre du Milieu... En l'occurrence, ce qui compte, ce n'est pas la destination mais les amis que l'on se fait en route.

Ayant perdu leur père et vu leur mère se faire emprisonner au tout début de l'aventure (ou de l'épreuve, si on préfère), Amicia et Hugo doivent faire face à de nombreux ennemis et tribulations. C'est au cours du voyage en quête d'information et, si possible, d'un remède contre la Macula, que les enfants rencontrent des amis qui les aident – que ce soit grâce à leurs capacités ou à leur force physique. Rien de novateur en soi, mais ici, les rencontres de compagnons deviennent presque aussi importantes qu'Amicia et Hugo pour le déroulement de l'histoire.

Vous avez pu constater qu'A Plague Tale : Innocence n'est pas du tout dans le genre d'un simulateur de vie médiévale, comme Kingdom Come : Deliverance, par exemple. Il ressemble davantage à un jeu narratif, mais qui est ici jouable et vivant, contrairement à beaucoup d'autres qui sont justes de longues cinématiques où il faut appuyer sur un bouton de temps en temps.

La direction artistique apporte beaucoup à ce premier volet de la série, c'est pourquoi on ne peut pas le considérer comme "historique" mais plutôt comme inspiré de l'Histoire. Par exemple, il existe un anachronisme par rapport aux connaissances des principaux personnages sur la transmission de la peste par les puces des rats. Cependant, cette incohérence n'affectant pas le déroulement de l'histoire, on la survole et on l'oublie rapidement.

Malgré une histoire riche en émotions et en action, un scénario se déroulant à une époque souvent négligée par les développeurs, et une écriture de jeu en anglais, A Plague Tale : Innocence a rencontré des difficultés pour séduire les joueurs anglophones. Plusieurs explications peuvent être avancées : le développeur est peu connu, ou seulement pour ses adaptations de films ; l'action se déroule principalement en France ; le manque d'intérêt des joueurs pour les jeux de narration historique, etc. Cependant, en 2021, le jeu avait reçu 91% d'avis positifs sur Steam, sur 34 000 commentaires (aujourd'hui, le jeu est à 93% d'avis positifs sur 50 000 avis). A Plague Tale : Innocence a tout de même dépassé le million de copies vendues en juillet 2020, ce qui en fait un succès suffisant pour mériter une suite, sortie en 2022 : A Plague Tale : Requiem.

Vous pouvez retrouver le test d'A Plague Tale : Innocence sur HistoriaGames.

Test d'A Plague Tale : Innocence
Test d'A Plague Tale : Innocence  Test d'A Plague Tale : Innocence

La fin de l'enfance

On avait l'impression, à la fin du premier volet, que, malgré notre victoire sur les forces du mal représentées par l'Inquisition et le grand inquisiteur Vitalis Bénévent, l'histoire d'Amicia et d'Hugo n'était pas encore terminée. L'Inquisition, qui poursuivait Hugo pour s'emparer de son sang et de son pouvoir, avait échoué, mais les enfants et leur mère, dame Béatrice, enfin libérée, ne pouvaient pas simplement rentrer chez eux. Ils fuirent donc vers des horizons plus sereins, mais où ? Un rêve récurrent d'Hugo les mena aux eaux curatives d'une île inconnue. La famille décida alors de se diriger vers Arles afin de contacter les membres d'un Ordre qui pourrait aider l'enfant malade.

A Plague Tale : Requiem a vu son champ d'action s'élargir grâce aux ressources qu'Asobo Studio a pu investir, avec des missions nettement plus vastes et élaborées. Au lieu de se limiter à explorer quelques villages, le joueur a désormais la possibilité de parcourir des villes et des îles. Bien que cette nouvelle échelle puisse sembler intimidante au premier abord, la narration reste toujours un point fort du jeu. Les graphismes plus précis et attrayants ajoutent à l'amélioration de la qualité du jeu. De plus, les développeurs n'ont pas été obligés de s'en tenir strictement à l'histoire de l'époque, ayant déjà introduit (brièvement) le contexte de la Guerre de Cent Ans, de la peste et de la vie dans la France médiévale dans le premier volet.

D'autres changements majeurs se sont produits entre les deux jeux. Hugo et Amicia ne semblent plus agir de la même manière ; ils ont tous les deux bien grandi. Autrefois enfants terrifiés fuyant pour leur vie, ils ont depuis clairement acquis de l'expérience. Hugo est plus extraverti et prêt à relever de nouveaux défis. Sa sœur, quant à elle, semble plus sûre de son rôle de protectrice, s'appuyant sur de nouvelles techniques pour manier sa fronde. Elle est plus offensive et sait comment se sortir de situations dangereuses, moins impuissante qu'auparavant. Ces changements affectent également le monde qui les entoure.

Alors que Innocence retracait l'histoire d'un frère et d'une sœur cherchant à échapper aux dangers et à retrouver leur mère, Requiem est une histoire d'affirmation de caractère. Nous devons les accompagner dans ce voyage et constater également l'évolution des personnages secondaires. Dame Béatrice est moins présente, et les autres enfants, omniprésents dans la deuxième partie du premier volet, tels que Lucas, laissent place à d'autres figures plus âgées et plus expérimentées, comme l'ancien chevalier Arnaud ou la pirate Capitaine Sophia. Ces personnages secondaires enseignent à Hugo et Amicia des leçons dont ils auront besoin tout au long de ce second volet.

La raison d'être de A Plague Tale : Requiem semble être d'approfondir l'histoire du premier épisode, qui était limitée en raison du temps et des ressources. On découvre les origines de la maladie, la macula, et son prédécesseur, la peste de Justinien en 541. Cette maladie, dont on retrouve les souches les plus anciennes en Égypte, a fait des ravages à travers l'Europe, causant près de 25 millions de morts. Sa propagation a suivi l'essor du commerce autour de la Méditerranée ainsi que celui des rats se cachant dans les cargaisons. Cette relation est bien établie dans les deux jeux. En réalité, la transmission de la peste n'a été comprise qu'au XVIIe siècle. Il s'agit là d'un des anachronismes historiques présents dans les deux volets, mais nécessaire pour l'intrigue.

Dans Requiem, le joueur apprend à connaître deux nouveaux personnages à travers de vieux parchemins et des fresques poussiéreuses : Basil et sa protectrice Aelia Deragas. Une fois arrivés sur l'île de Cuna, l'île du rêve d'Hugo, Hugo et Amicia retracent le chemin emprunté par Basil (également infecté par la macula) et Aelia au VIe siècle, dans l'espoir de guérir Hugo. Même si ce qui leur arrive n'est pas historique, le joueur est porté par la puissance de l'histoire et par le désir d'avoir une conclusion satisfaisante à ces deux volets bien entrelacés.

L'approche adoptée par Asobo rappelle par certains aspects celle d'Obsidian, avec le jeu Pentiment - une narration cohérente dans un monde ancien. Malgré des anachronismes nécessaires au scénario, A Plague Tale comporte très peu d'erreurs historiques, car le jeu a été créé en collaboration avec des chercheurs spécialisés dans le Moyen-âge de l'Université Bordeaux Montaigne, tels que le Dr. Roxane Chilà.

Le but n'est pas d'expliquer l'Histoire de manière vidéoludique, mais plutôt de l'utiliser pour créer une histoire fictive et fantastique. La religion de l'époque reste un bruit de fond dans les deux volets, et l'Inquisition, au contraire, avec ses prêtres malveillants, est bien présente, surtout dans A Plague Tale : Innocence. Dans le second jeu, le méchant principal est le Comte Victor de Provence. La personnification de la menace, plutôt qu'une "organisation" plus vaste, suscite plus d'intérêt. Les enfants comprennent rapidement qui les attaque. Cette deuxième partie est un peu moins frénétique, en partie en raison de la taille des niveaux, mais aussi grâce à un changement subtil dans la narration - il n'est plus nécessaire de tout expliquer, les enfants sont plus âgés et ont perdu leur innocence.

A Plague Tale : Requiem  A Plague Tale : Requiem
A Plague Tale : Requiem  A Plague Tale : Requiem

Une suite ?

Même si A Plague Tale : Requiem conclut l'histoire d'Hugo et d'Amicia, l'épilogue laisse entendre que le cycle pourrait recommencer. L'histoire des deux protagonistes est bouclée, sans nouvelles questions à se poser, mais la fin, aussi incroyable soit-elle, reste satisfaisante. Peut-être qu'un autre opus explorera un nouveau personnage et une autre époque... ?

Requiem a quant à lui été vendu à plus de 3 millions d'exemplaires et a récolté les lauriers de toute la presse, notamment sur HistoriaGames. On sait qu'Asobo Studio travaille sur un nouveau jeu. Ils ont renouvelé leur partenariat avec l'éditeur Focus Entertainment en novembre dernier, signe que l'avenir du studio est prometteur. Récemment, une offre d'emploi déposée par Asobo (posté le 29 avril 2024 sur AFJV) propose de rejoindre leur équipe, laissant entendre que l'expérience dans le jeu d'aventure narratif, combinée à une connaissance des jeux Innocence et Requiem, pourrait être un atout précieux...

En tout cas, Asobo a réussi à mettre en avant un jeu narratif basé sur l'histoire de leur région d'origine, le Sud-Ouest, mais surtout un jeu brillamment orchestré et maîtrisé de bout en bout, qui restera gravé dans la mémoire des joueurs ayant accompagné Hugo et Amicia dans leur aventure. Je lui décerne volontiers le titre de Chevalier de la Table Ronde, sur dix.

  • Ralta Rédacteur
  • "L'histoire sera gentille avec moi car j'ai l'intention de l'écrire." - Winston Churchill