L'Histoire en bulles n°12 - Lao Wai

Archimède
Thématique
Guerres de l'opium
12 octobre
2021

« Lao Wai, c'est par ce terme que les Chinois désignent les étrangers à l'Empire du Milieu ».

L'Histoire en bulles n°12 - Laowai

L'album suit un soldat français, François Montagne, plongé dans la seconde guerre de l'opium (1856-1860) qui opposa les principales puissances coloniales du XIXème siècle, la Grande-Bretagne et la France, en lutte contre la Chine des Qing.

Cette aventure impérialiste nous est narrée par Xavier Besse qui nous emmène en Extrême-Orient grâce à sa palette graphique nourrie et enrichie d'art asiatique. De superbes aquarelles, représentant Shanghai, des paysages chinois ou des jonques, irriguent l'album.

Sa rencontre avec deux scénaristes épris d'histoire, Didier Alcante et Laurent-Frédéric Bollée, auteurs du récent Golgotha (éditions Soleil), nous permet de nous familiariser avec l'expédition française de 1860 en Chine.

Cette entreprise militaire naît de la volonté de Napoléon III et du premier ministre britannique, Lord Palmerston, de venger la défaite humiliante de l'escadre anglo-française de juin 1859 devant les forts de Dagu qui avait pour but initial d'ouvrir les portes de Pékin à l'installation d'ambassades permanentes, du moins, c'est ce qui était convenu par le traité de Tianjin de 1858 !

L'album montre bien l'antériorité des relations conflictuelles entre la dynastie mandchoue des Qing et les puissances impérialistes européennes. Les raisons peu honorables qui guident cette implantation occidentale sont abordées : une guerre justifiée par le libre-échange, et de son produit phare, l'opium !

Lao Wai met en scène la fragilité du régime chinois et de son empereur, Xianfeng, en proie non seulement aux pressions européennes mais également par la révolte des Taiping qui depuis 1851 déstabilise le pays.

Comment dès lors, pour un jeune idéaliste venu venger la mort de son parrain, un missionnaire assassiné en 1856, accepter la froide réalité des guerres de l'opium ?

Profiter d'une puissance chinoise affaiblie

L'Histoire en bulles n°12 - LaowaiEmpereur Xianfeng (1850-1861)

Il est indéniable que l'Angleterre et la France ont su tirer partie de la faiblesse de l'Empire du Milieu.

L'album représente le pouvoir chinois et son incarnation, l'empereur Xianfeng (1850-1861) comme un débauché (un portrait qui émane surtout de sources européennes !), aveugle aux souffrances de son peuple et ignorant les incursions européennes répétées depuis des décennies.

La dynastie des Qing a subi une série de traités inégaux depuis la première guerre de l'opium conclue par le traité de Nankin de 1842. Celui-ci ouvre quatre ports chinois (dont Shanghai) au commerce européen, avec des tarifs douaniers avantageux, et cède Hong Kong aux Britanniques. Des traités similaires seront signés par la suite avec les États-Unis et la France.

Malgré la diplomatie « évasive » des Qing, qui consiste à retarder systématiquement leur application, cette série de traités inégaux va considérablement affaiblir la souveraineté chinoise. Ces renoncements sont mal vécues par la cour impériale et Xianfeng ne s'en moque pas aussi magistralement que dans l'album puisqu'il va disgracier les mandarins chargés des négociations de 1842.

Cette perte de souveraineté au profit des puissances coloniales est également l'un des éléments déclencheurs de la révolte des Taiping. Cette insurrection nationaliste et populiste qui éclate en 1851 n'est toujours pas achevée au moment du récit.

Lorsque les protagonistes de l'album se promènent dans les rues de Shanghai, ils remarquent avec dégoût des têtes tranchées dans des cages hissées aux gouttières. Ces quelques cases montrent la réalité sociale de la Chine en 1860, un pays gangrené par la misère et un gouvernement aux abois, incapable d'enrayer cette grande guerre paysanne dont le bilan humain est effroyable : 20 millions de morts et un pays grandement dévasté !

L'Histoire en bulles n°12 - LaowaiFrançois Montagne et son ami, Jardin, en observateurs, font l'expérience de la révolte des Taiping.
L'Histoire en bulles n°12 - LaowaiCe tableau du XIXe représente la retraite des rebelles Taiping devant les troupes impériales lors de la bataille de Ruizhou en 1857

Par la suite, les deux héros vont échapper de peu dans les cases suivantes à un attentat nationaliste qui précède une rencontre entre le général Cousin-Montauban avec les autorités chinoises pour appliquer de manière effective le traité de Tianjin de 1858.

Au milieu de ce marasme politique, militaire et diplomatique, Lao Wai met en lumière un personnage important de la cour impériale : le général Sengge Linqin. Dans la BD, après son entrevue infructueuse avec Xianfeng, il reçoit officieusement, face au péril européen, l'appui financier de l'impératrice Cixi pour entretenir les forteresses de Dagu au Sud-Est de Tianjin.

C'est sous son commandement que l'escadre anglo-française a sombré en juin 1859 sur la rivière Hai, qui relie Tianjin à Pékin, actant l'échec de l'application effective du traité de 1858 et suscite l'émoi de la classe politique à Londres et Paris. Ces derniers souhaitent répondre à cette humiliation et venger par les armes les 464 marins tués.

Le général chinois, devenu un héros national, gagne du temps mais l'impérialisme européen ne saurait s'interrompre sur un couac, tant les enjeux politiques et économiques sont importants.

Pour nourrir des appétits coloniaux sans cesse croissants

Dans son discours à Toulon, lors du départ de l'expédition, le général Cousin-Montauban justifie cette entreprise par un soucis de « justice et de paix » mais également de répondre aux meurtres de missionnaires en Extrême-Orient comme le martyr réel de Chapdelaine de 1856, présenté en début d'album.

Les préoccupations françaises sont davantage politiques et religieuses que commerciales. Napoléon III regardait cette aventure comme une « croisade catholique », il avait comme dessein de satisfaire un électorat conservateur catholique alors inquiet du sort réservé à la papauté dans la marche italienne vers l'unité du pays. Le pape avait par ailleurs soutenu l'empereur dans son coup d'État du 2 décembre 1851, le neveu du grand général ne saurait l'oublier.

À la tête d'un régime catholique, prendre la posture du protecteur des missionnaires dans leur œuvre d'évangélisation en Chine est vue comme une bonne politique intérieur !

La France a toutefois des intérêts commerciaux, le cupide sergent Marais souligne l'importance de ces nouveaux marchés pour les « soyeux de Lyon ». Cette présence marchande rhodanienne est visible depuis les années 1840, décennie où les échanges se développent prestement, où des négociants s'installent à Shanghai profitant des concessions étrangères et sont même à l'origine de l'installation d'une ligne maritime directe depuis Marseille.

L'Histoire en bulles n°12 - LaowaiChinois avec des cocons de ver à soie

Dans les années 1850, lorsque les vers de soie lyonnais sont atteints par diverses maladies comme la pébrine ou la muscardine, causée par des champignons, la production s'effondre et c'est alors que les soyeux vont importer leurs matières premières depuis la Chine.

Le commerce de la soie paraît cependant bien marginal, voire grotesque, en comparaison du trafic d'opium britannique. Les lobbies anglais, et notamment les marchands du Bengale (Inde), font pression pour écouler leurs exportations d'opium en Chine.

C'est tout le sens de cette expédition militaire et de la supériorité britannique dans sa logistique avec 11 000 soldats contre 7 000 côté français, il s'agit de veiller à l'application du traité de Tianjin qui rend le commerce de l'opium légal.

Les Chinois avaient toujours veillé à ce que cette drogue demeure illégale, c'est alors que la contrebande britannique s'est mise en place. L'album illustre cette pratique avec le rôle des receiving ships, des bateaux dormants qui servent d'entrepôts pour écouler la marchandise à Shanghai via des marchands chinois peu scrupuleux.

Dans Lao Wai, le sergent Marais arraisonne un navire chinois pour ensuite revendre les caisses d'opium à un marchand anglais qui à son tour revendra à des marchands chinois...et chaque intermédiaire touche une belle commission !

L'Histoire en bulles n°12 - LaowaiLes receiving ships anglais, plaques tournantes du commerce de l'opium.

Ce commerce très lucratif représente jusqu'à 10 % du budget de la Couronne à cette époque. Le poids du trafic d'opium passe entre 1830 à 1870 de 16 800 à 83 000 caisses, chaque caisse disposant de 60kg de drogue récréative.

L'Histoire en bulles n°12 - Laowai

L'époque victorienne, réputée pour sa vertu, ses bonnes mœurs, est curieusement atteint de cécité quant à la réalité de ce commerce et ses conséquences sur la population chinoise.

François Montagne se retrouve confronté à Shanghai à une fumerie d'opium, on y remarque des personnes prématurément vieillies, le regard vide, la gestuelle atone. Les effets de cette drogue dure sont dévastateurs.

En 1873, on estime que 100 millions de Chinois en étaient consommateurs (1/4 de sa population d'alors). Une population incapable de la moindre agressivité est une aubaine pour des Britanniques qui souhaitent pénétrer le commerce chinois avec le moins de résistance possible.

Conclusion

Cette BD est originale par le récit historique qu'elle traite, les guerres de l'opium sont très largement méconnus du grand public. Pour des raisons diverses, la France du Second Empire est relativement tombée dans l'oubli, c'est pourtant une des époques où l'empire colonial connaît sa phase d'expansion la plus forte puisque son domaine colonial voit sa surface triplée et une véritable politique de modernisation de sa marine de guerre est menée.

Pour la Grande-Bretagne, le dernier tiers du XIXème siècle correspond à l'apogée de la Couronne britannique, un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Si sa puissance est incontestée, l'expression de sa domination des mers au nom du libéralisme économique masque le caractère parfois peu reluisant de sa prospérité, construite en partie sur le narcotrafic.

Ce premier tome énergique de la trilogie Lao Wai illustre le développement des puissances coloniales au XIXème siècle mais également les rivalités féroces qui agitent les puissances du Vieux Continent. L'Empire de Napoléon III participe à cette expédition militaire de 1860 pour ne pas faire paraître une quelconque perte de prestige en Extrême-Orient au moment où elle s'est lancée dans une entreprise de conquête et de colonisation en Cochinchine.

Quant à la Chine, ces contacts répétés avec l'Occident fait sortir cette puissance millénaire endormie de son isolement.

  • Archimède Chroniqueur
  • "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur