L’Histoire en bulles n°2 : Astérix et les Goths
Une bande dessinée historique... Mais qu’est-ce que c’est au juste ? Est-ce que cela doit être une BD du type Alix, où un réel respect historique est appliqué — malgré quelques libertés évidemment —, ou est-ce qu’une BD se plaçant seulement dans une période de l’Histoire est déjà historique ?
Si l’on se situe dans la première optique, il est clair que ce numéro aurait tôt fait de tourner court (même si, je vous rassure, on s’attaquera par la suite à des BDs comme Alix). Je pense tout de même qu’une BD se situant à une époque précise dans le passé représente déjà un réel intérêt historique.
Parmi cette deuxième « catégorie » de bandes dessinées, on peut encore en discerner deux types principaux, selon l’angle historique en tout cas. Il y a premièrement les BDs qui essayent de rester fidèles à l’Histoire, et qui exploitent vraiment l’époque à laquelle elles se fixent.
On peut citer en exemple Les Tuniques Bleues, dont j’ai analysé un album ICI. Évidemment, certaines libertés sont prises, mais c’est inévitable et logique étant donné que ça n’a pas la prétention de décrire l’histoire comme le ferait Alix par exemple.
Ce que je considère être la deuxième catégorie de ce genre de BDs historiques serait dans l’idée de prendre une époque dans le passé, mais cette fois-ci d’utiliser cette dernière comme cadre pour y développer une trame originale, sans réellement exploiter et être fidèle à l’époque en question.
Un parfait représentant de cette catégorie de BD est le très connu Astérix. En effet, on y suit les aventures d’un Gaulois en 50 avant notre ère, mais le but n’est pas de retracer les événements de cette époque. Au contraire, on y voit apparaître de nombreux anachronismes volontaires, références au contexte d’écriture et autres joyeusetés.
Cette catégorie de BD est donc bien plus libre par rapport à l’Histoire. On pourrait se demander quel intérêt historique cela peut représenter (eh non, je ne fais pas tout ça simplement car j’aime Astérix...).
On le verra dans le numéro de cette chronique, certains éléments peuvent s’avérer très intéressants, et notamment les anachronismes, qui permettent d’en apprendre plus sur l’Histoire — même si par définition ça ne concerne pas la période d’Astérix.
Je voulais simplement faire cette petite digression pour clarifier les choses, afin que l’on soit au clair. Nous pouvons donc maintenant nous attaquer à l’album que j’ai choisi pour ce second numéro : Astérix et les Goths.
J’ose espérer que tout le monde connaisse Astérix, mais le monde allant de plus en plus mal, une rapide présentation s’impose... Cette bande dessinée a été créée en 1959 par René Goscinny et Albert Uderzo. Goscinny meurt en 1977 et Uderzo doit continuer l’aventure seul jusqu’en 2013, où il transmet le flambeau à Jean-Yves Ferri et Didier Conrad.
La série relate l’histoire d’un petit village gaulois irréductible en 50 avant notre ère, qui survit à l’envahisseur romain grâce à une potion magique préparée par le druide Panoramix. On y suit particulièrement les aventures d’Astérix, un petit Gaulois moustachu et rusé, et de son inséparable ami le mince et svelte Obélix (je ne veux pas de problème avec lui...).
Astérix et les Goths est le troisième album de la série ; on y raconte l’histoire de la capture du druide Panoramix par des Goths, après qu’il ait gagné un concours de druides ; les Goths veulent la potion magique afin d’assouvir leur soif de conquête et donc envahir la Gaule et « l’Empire romain ».
C’est l’occasion pour nous de nous intéresser de près au peuple goth ainsi qu’aux assimilations que l’on peut en faire avec le contexte de publication de cet album : 1963.
Anachronismes
Commençons donc notre parcours en nous intéressant aux (nombreux) anachronismes. Je ne fais pas cette démarche dans le but de prouver l’incapacité historique des auteurs, loin de là ! Je le fais plutôt car ça me semble intéressant, et que ça peut nous apprendre de nombreux éléments sur l’Histoire.
Je ne peux bien sûr pas parler de tout ici, je ne vous ai donc gardé que le plus croustillant. Et en parlant de croustillant, intéressons-nous tout de suite aux frites (interdiction de critiquer cette transition).
En effet, lors du concours de druides, le Belge Septantesix prépare des frites. Avec des pommes de terre... Je vous l’accorde, des frites avec des carottes seraient un peu moins chouettes, mais la patate n’étant introduite en Europe que vers la fin du XVIe siècle suite à la découverte de l’Amérique, ce druide doit vraiment posséder de sacrés pouvoirs !
Ce qui est intéressant ici, c’est que l’on est maintenant tellement habitué à la pomme de terre que l’on ne fait même pas attention à ce détail.
Un autre élément à retenir est le nom du druide : Septantesix. Cela prouve bien (si preuve il fallait...) que la prononciation correcte du nombre 76 est bien septante-six. Et on le savait déjà il y a plus de 2.000 ans, alors pourquoi continuer à polémiquer ?...
On peut voir un autre anachronisme dans la représentation d'une brouette en 50 avant notre ère. En effet, si la brouette a semble-t-il été inventée en 100 de notre ère environ, elle ne fait sa première apparition en Europe qu’entre 1170 et 1250.
Pour la petite histoire, le mot « brouette » viendrait du latin « birota », qui signifie véhicule à deux roues. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué !
Intéressons-nous maintenant à deux anachronismes plus conséquents. Le premier apparaît durant tout l’album (et même toute la série) ; on le retrouve particulièrement bien dans cette case.
En effet, outre le fait que les bornes frontière n’existaient très probablement pas à l’époque, le terme « Empire romain » apparaît. C’est là un anachronisme assez conséquent, étant donné que l’on ne situe le début de l’Empire romain qu’en 27 avant notre ère, lorsque le Sénat octroie à Octave le surnom d’Auguste. On a donc un décalage de près d’un siècle entre la bande dessinée et la réalité.
Cependant, cette erreur qui paraît trop grosse ne peut justement pas en être une, et il faut plutôt y voir une volonté de simplification et d’« embellissement » de la réalité de la part des auteurs.
En effet, dire que le village d’Astérix résiste encore et toujours à la République romaine fait légèrement moins classe que l'Empire romain. De plus, dans l’imaginaire commun, quand on parle de Rome c’est pour parler de son Empire, et non pas de sa République (et encore moins de son royaume).
Les Goths
Le deuxième anachronisme conséquent concerne les Goths. En effet, on parle dans l’album de Goths, Wisigoths et Ostrogoths. Si ces noms sont corrects, les Goths n’apparaissent en vérité clairement qu’au troisième siècle de notre ère, époque à laquelle ils s’établissent au bord de la mer Noire. On considère que l’installation des Goths sur le continent remonte quant à elle au premier siècle de notre ère, dans le nord de la Pologne.
Si l’origine des Goths n’est pas certaine, leur absence en 50 avant notre ère est bien certifiée ! Les appellations « Wisigoths » et « Ostrogoths » correspondent quant à elles à la division des Goths en deux grands groupes au troisième siècle de notre ère environ. Je précise que ces approximations ne reflètent pas mon manque de sérieux (...), mais tout simplement le manque de sources ainsi que le caractère progressif et non tranché de la chose.
Les Ostrogoths correspondent aux Goths de l’est (Ostgoten en allemand), tandis que les Wisigoths sont les Goths de l’ouest (Westgoten). Attention toutefois, c’est là une explication d’ordre géographique ; il en existe également une autre d’ordre étymologique.
Les Ostrogoths auront leur propre royaume en Italie, avec pour premier roi Théodoric le Grand en 493. Ce royaume n’existera que 60 ans, avant d’être reconquis par les forces de l’Empire byzantin (pour en savoir plus sur le sujet, je vous conseille la deuxième partie de mon histoire byzantine).
Les Wisigoths iront quant à eux s’installer en Espagne, formant ainsi le royaume wisigoth, de 418 à 711, date de la conquête musulmane de l’Espagne.
Enfin, la bande dessinée arrive à prédire un futur qui arrivera effectivement, par rapport à un moment présent qui n’a pas existé, et qui était passé par rapport à ce futur effectif… plutôt pas mal non ?
Bon, dit comme cela ça semble très compliqué, mais dans les faits ça ne l’est pas autant. On peut le voir sur la case de gauche ci-dessous, les Goths prévoient dans l’album d’envahir la Gaule et « l’Empire romain ». Et comme le dit si bien Panoramix à la fin de l’album : la « guerre civile que déclenchent les Gaulois » « retardera cette invasion ». Je mets de gros guillemets car les Gaulois n’ont en réalité jamais déclenché de guerre civile chez les Goths.
Et en effet, si les Goths n’étaient pas présents en 50 avant notre ère, ils jouent effectivement un rôle dans la « chute de l’Empire romain » en 476. Attention toutefois, contrairement aux espérances du chef Téléféric, les Goths ne feront que participer à la chute inéluctable d’un empire devenu trop grand.
On l’a vu, les Goths s’approprieront certaines terres de l’ancien Empire romain, comme en Espagne et en Italie, mais ils ne remplaceront pas l’Empire. De plus, il ne faut pas penser à une armée de sauvages envahisseurs qui dévasteraient tout sur leur passage.
En effet, si ce n’étaient pas des enfants de chœur, les Goths étaient déjà plus ou moins intégrés dans l’Empire avant sa chute, et participaient à la gestion de ce dernier (parfois à un haut niveau, comme général par ex.). Je vous conseille la lecture de cet article, qui traite justement du sujet des « barbares » au service de Rome.
En ce sens, Astérix ne fait pas forcément justice aux Goths, mais bon, vu qu’ils ne sont même pas censés exister à son époque...
Lecture en contexte
Une lecture en relation avec le contexte de publication de l’album peut également se révéler très intéressante. Il est en effet toujours instructif de prendre en compte le contexte de création d’une œuvre, quelle qu’elle soit. Cependant, dans cet album d’Astérix, cela mérite encore un surplus d’attention.
En effet, cet album a été publié pour la première fois en 1963 ; on se trouve donc environ 20 ans après la Seconde Guerre mondiale. Sans que cet album soit une apologie contre la culture germanique en général (les bandes dessinées Astérix ne sont pas politiques dans la majorité des cas), on peut y retrouver de nombreux éléments rapprochant Goths et « Allemands modernes ».
On peut déjà citer les couvre-chefs des Goths, qui font évidemment penser aux fameux casques à pointes de l’armée prussienne — puis allemande jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ces casques sont une caricature du militarisme allemand.
Ensuite, il faut bien sûr rappeler que d’un point de vue géographique, l’album connaît un certain dysfonctionnement... En effet, la bande dessinée fait coïncider la Germanie (et donc les Goths dans l’album) et l’actuelle Allemagne, et place tout ce petit monde à côté de la Gaule. Si la Germanie se trouvait effectivement à cet endroit, les Goths ne s’y sont eux jamais retrouvés !
Je vous renvoie pour preuve à la carte des déplacements goths, plus haut dans cet article. Cette confusion est très probablement volontaire, afin d’accentuer encore le rapprochement entre Allemands et Goths.
La séparation des Goths entre Ostrogoths et Wisigoths est également caractéristique d’une autre scission à l’époque de parution de l’album : la séparation entre l’Allemagne de l’Est (République démocratique allemande) et l’Allemagne de l’Ouest (République fédérale d’Allemagne).
Et justement, la date de parution de l’album est 1963... c'est-à-dire seulement deux ans après la construction du Mur de Berlin. Le sujet devait donc être d’actualité et brûlant à l’époque.
On peut également rapidement citer comme autres caricatures que les Goths sont très fortement militarisés et avides de conquêtes (en témoignent la discipline chez les troupes et la trame de l’album) et que la vie y est austère : le pauvre chou doit se contenter d’Obélix au souper de la caserne (ou le contraire ?) ! On peut d’ailleurs voir là une référence à la choucroute, plat typique de l’Allemagne.
Enfin, il faut bien sûr évoquer le passage dans « l’arène », où l’on peut deviner dans la représentation des chefs goths un personnage tristement célèbre. Cela se joue principalement dans la représentation de l’aigle, symbole du Troisième Reich. Les couleurs de l’aigle et son drapeau sont également emblématiques : noir, blanc et rouge…
Conclusion
Entre anachronismes et clins d’œil historiques, la BD Astérix fait fort, même si on ne s’en rend pas forcément compte au premier abord. En effet, les planches regorgent d’allusions (plus ou moins) subtiles, qui méritent que l’on s’y attarde.
Il y a par exemple l’écartèlement raté du Goth Cloridric, qui peut résister grâce à la potion magique. Cela peut être une référence à Robert François Damiens, mort écartelé en 1757 pour tentative de régicide. Il fallut soixante tentatives pour réussir l’écartèlement, ce qui fait de Damiens un des seuls hommes ayant résisté (un certain temps...) à cette mise à mort — sans compter Cloridric bien sûr, mais j’imagine qu’avec la potion magique ça a dû légèrement moins picoter...
On peut encore rapidement citer la police d’écriture qui concerne les Goths et la Germanie dans l’album. C’est en effet là encore un anachronisme total, étant donné que l’alphabet latin gothique est utilisé... alors que cette police d’écriture n’apparaît qu’à la fin du moyen-âge !
L’approche analytique d’une bande dessinée telle qu’Astérix est donc complètement différente de ce que l’on a pu faire avec Les Tuniques Bleues dans le premier numéro de cette chronique.
En effet, avec une BD du type Astérix, l’époque choisie ne joue qu’un rôle secondaire. C’est donc à nous de picorer à la recherche des éléments réels et de démêler les simples allusions et blagues de la réalité historique.
En cela, on pourrait presque considérer que l’analyse d’une bande dessinée comme Astérix permet un voyage dans le temps symbolique : on a en effet voyagé au cours de cette analyse dans de nombreuses périodes de l’Histoire !
J’espère que ce format d’analyse un peu différent vous plaît également, n’hésitez pas à me le faire savoir dans les commentaires. Nous repartirons dans le prochain numéro dans le futur (enfin le passé par rapport à nous), peu de temps après la guerre de Sécession.
- Bat'Histor, Contributeur
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