L'Histoire en bulles n°11 - Le cri du peuple
À l'occasion des 150 ans de la Commune de Paris, la maison d'édition Casterman a décidé de rééditer Le cri du peuple, ensemble de quatre albums parus entre 2001 et 2004 réunis dans une intégrale. Cette BD a eu un véritable succès critique à sa sortie puisqu'elle fut consacrée au festival d'Angoulême comme prix du dessin et prix du public.
Le cri du peuple est une adaptation du roman éponyme de Jean Vautrin que ce dernier a souhaité voir traduit graphiquement par le trait si singulier de Jacques Tardi. Cet incontournable dessinateur de BD est un passionné des thématiques historiques comme les soldats et leur environnement durant les grands conflits du XXe siècle avec Putain de guerre ! et René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B.
Sa sensibilité libertaire qu'il partage avec Vautrin nous fait ressentir avec passion l'architecture des faubourgs parisiens ainsi que la vie quotidienne des gens de la rue, des espoirs et des idéaux de fraternité, de justice sociale qui les animaient par ce printemps de l'année 1871.
Cet album se construit comme une enquête policière qui sert de fil conducteur aux événements de la Commune de Paris. On suit les péripéties de personnages de papiers comme Horace Grondin qui cherche à se venger du capitaine Tarpagnan, responsable selon lui du meurtre de Jeanne, une jeune fille dont il était le tuteur. On suit également Caf'Conc, compagne d'un parrain de la pègre parisienne dont Tarpagnan tombe éperdument amoureux.
Tous ces protagonistes côtoient des personnages historiques comme Jules Vallès, auteur du journal Le cri du peuple, Gustave Courbet, peintre communard qui fait de Caf'Conc l'égérie fictive de son célèbre tableau L'origine du monde ou encore de la célèbre Louise Michel.
Cet album sera l'occasion d'aller à la rencontre des acteurs de la dernière insurrection parisienne du XIXème siècle, de comprendre leurs aspirations et leurs idéaux mais également de comprendre la violente répression qui s'est abattue sur eux mettant un terme à cette expérience sociale lors de la Semaine sanglante du 23 au 28 mai 1871.
Une expérience politique singulière
En mars 1871, la France est dans une mauvaise posture. Après l'humiliante défaite de Sedan et l'abdication de Napoléon III, les Prussiens vont poursuivre leurs efforts jusqu'à Paris où ils vont initier un siège à partir de septembre 1870.
L'album s'ouvre par une scène policière, une femme est retrouvée dans la Seine, le commissaire chargé de l'enquête semble critique contre la posture du gouvernement légal de Thiers, en majorité monarchiste depuis les élections du 8 février, qui n'a cure des problèmes des parisiens. Ces derniers ont vécu un hiver éprouvant marqué par la disette et la misère avec en bruit de fond les bombardements prussiens.
L'album débute par la tentative de récupération par le gouvernement légal des canons de la Garde nationale, des troupes sont ainsi déployées dans la capitale de bonne heure, les Parisiens sont rapidement mis en alerte par cette prise d'armes. La BD montre une population en arme remontant la butte Montmartre pour faire face à la troupe régulière, le ton monte et le général Lecomte ordonne à son capitaine de disperser les rangs. Ce dernier refuse et le 88e régiment met la crosse en l'air, la Commune entre dans l'Histoire !
Il faudra toutefois attendre le 28 mars pour que la Commune soit officiellement proclamée, c'est un changement radical, elle ne revêt pas le faste d'une République bourgeoise. « Elle est gueuse. Elle est crâne. Elle est spontanée. Elle est piquante comme un rire heureux ». La représentation sociologique des membres de la Commune est populaire, sur 79 membres, on compte 33 ouvriers, 5 petits patrons, 14 employés, journalistes, instituteurs, artistes, avocats, médecins complètent cette assemblée.
La Commune de Paris renvoie dans l'imaginaire collectif à la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792 qui se conclut par la prise du Palais des Tuileries et au vote par l'Assemblée nationale de la suspension des pouvoirs du roi.
Le journal Le cri du peuple de Jules Vallès analyse la Commune comme un gouvernement autonome constitué d'un conseil communal et d'une organisation civique et corporative. Toute la question est de savoir dans le sillage de Rousseau comment constituer un gouvernement du peuple qui, exprimant la volonté générale, émane du peuple sans être pour autant oppresseur ?
Si cette assemblée est populaire comme l'illustre Tardi, elle est traversée par diverses influences et courants idéologiques. La pensée antiétatique est omniprésente avec Blanqui (souvent cité dans l' album) et Proudhon en 1871, la Commune, selon ce dernier, « a le droit de se gouverner elle-même ». On retrouve aussi l'idée de la décentralisation et de la restauration du pouvoir des communes locales mis à mal sous Napoléon III.
Ces idéologies se personnalisent au travers des ouvriers militants de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) dont nombre d'entre eux ont participé aux événements de la Commune, l'AIT est à cette époque dominée par le courant anti-autoritaires (Bakounine), les collectivistes « marxistes » sont minoritaires.
La Commune n'a duré que 72 jours, elle n'a pourtant pas chômé pour porter dans l'urgence ses idéaux d'égalité et de fraternité. Nombre de Parisiens furent notamment des bannis de la spéculation immobilière dans ce deuxième tiers du XIXème siècle où l'habitat populaire est bouleversé par les travaux du baron Haussmann.
Les petits loyers ont par exemple augmenté de 60 à 70 % sous le Second Empire, une véritable gentrification s'opère marginalisant les classes populaires qui les contraint soit à déménager ou à allouer une partie toujours plus élevée de leur budget dans les loyers. La Commune suspend les poursuites concernant les échéances non payées et accorde un délai de 3 ans pour régler dettes et échéances.
La fibre sociale des auteurs de cette BD nous rend la figure du communard sympathique avec ses gueules et sa gouaille, on ne dénombre plus le caractère pléthorique mais original des insultes proférées contre Thiers, tour à tour qualifié de « Foutriquet », de « petite hyène », de « vieil asticot », de « petit goret », de « nain aux lunettes d'or ».
Cette détestation du chef des Versaillais va se matérialiser par le pillage de ses biens et la destruction de son hôtel particulier qu'on voit un peu plus tard dans l'album.
Le communard est un citoyen, un travailleur conscient de la lutte des classes, hostile aux exploiteurs qui vont du propriétaire à l'épicier jusqu'au charbonnier (pénurie de charbon lors du rude hiver de 1870-1871), la figure du bourgeois du XIXème siècle est prégnante dans les esprits, il est représenté comme un oisif qui s'enrichit en se reposant sur le dos des producteurs.
Le communard est également critique envers les réactionnaires que sont les monarchistes et les cléricaux. Les communeux se caractérisent par un anticléricalisme virulent qu'on retrouve fréquemment dans l'album, les curés sont perçus comme les héritiers des Chouans contre-révolutionnaires de 1793.
Lorsque l'étau va se resserrer contre la Commune en mai 1871, ces réflexes ataviques ressurgissent lorsque des otages ecclésiastiques seront fusillés à l'instar de l'archevêque Darboy le 24 mai 1871.
Cette caractéristique anti-réactionnaire distingue également le prolétaire parisien citadin, ouvrier, employé, artisan, du paysan de la province qui fait l'objet d'un certain mépris de classe. Ce dernier est présenté comme un attardé, un groupe social qui s'est laissé berné par les « jean-foutre de réactionnaires » qui ont élu une assemblée à majorité monarchiste en février 1871.
La Commune tentera malgré tout par le biais d'un « Manifeste aux paysans » fin avril de mettre en lumière les intérêts convergents des ouvriers et des paysans mais sans succès !
Une autre facette des communards est son anti-militarisme chevillé au corps, une détestation qui s'explique en partie par les déboires de l'armée française face aux Prussiens et son défaitisme alors que le peuple parisien estime pouvoir tenir le siège.
Ce rejet atteint son paroxysme lorsque la colonne de la place Vendôme, célébrant la victoire de Napoléon à Austerlitz, est renversée. Pour l'anecdote, le peintre Gustave Courbet, délégué aux Beaux-Arts de la Commune souhaitait seulement que la colonne soit déboulonnée !
La « Semaine sanglante »
La brièveté de cette expérience communale est particulièrement visible dans l'attribution de ses finances, les trois quarts du budget sont consacrés aux dépenses militaires. La défense de la Commune repose entièrement sur la Garde nationale, le principal souci du délégué à la guerre est de payer sans faute la modeste solde journalière des miliciens (1,5F).
L'efficacité de cette Garde nationale qu'on retrouve au fil des planches est discutée par les historiens, la démocratie directe qui promeut à l'intérieur des régiments des élections pour nommer les officiers ne suit pas toujours les compétences militaires.
Il n'en demeure pas moins que certains généraux communards avaient de réelles compétences militaires comme Dombrowski, qui a participé à la révolte polonaise de 1863 contre la Russie.
Dans ce dispositif défensif, comment ne pas parler des femmes ! La figure de l'institutrice Louise Michel est indissociable de la Commune, sa bravoure est reconnue lors de la Semaine sanglante où elle participe avec un détachement de femmes au combat de rue au cimetière Montmartre puis sur la barricade de Clignancourt.
Pour ce qui est des effectifs, la Garde disposait au mieux de 30 à 40 000 miliciens qui ont combattu entre Avril et Mai, lors de la Semaine sanglante, une petite dizaine de milliers de défenseurs tenaient les barricades.
En face d'eux, les Versaillais ont su profiter de leur reddition face aux Allemands le 10 mai pour récupérer des prisonniers. Thiers parvient à reconstituer une armée de 130 000 hommes avec une meilleure artillerie, endoctrinée par la lecture de journaux anti-communards, et dont le commandement est confié à Mac Mahon, il est secondé par des officiers bonapartistes qui ont fait leurs preuves lors de la campagne mexicaine sous Napoléon III.
Les Versaillais, sûrs de leurs forces, lancent l'offensive dès le 11 avril, la défense va tenir jusqu'au 21 mai où les troupes de Thiers vont finir par entrer dans Paris en exploitant la faiblesse de la Commune dans les quartiers bourgeois de la capitale.
C'est à ce moment que Delezcluze, le délégué à la guerre depuis le 10 mai va lancer son appel disant que « l'heure de la guerre révolutionnaire a commencé », à partir de ce moment, il n'y a plus de stratégie militaire d'ensemble, on revient à un système de barricades que les Versaillais doivent déloger quartier par quartier. Ces derniers avancent rapidement dans les quartiers riches de Paris où les bourgeois prêtent main forte à l'armée de Mac Mahon.
Du 25 au 28 mai, les combats font rage dans le Paris populaire avec une résistance acharnée au niveau des barricades. D'importants combats ont lieu autour de la place de la Bastille, qui tombe le 26 mai, après que les troupes versaillaises de la rive gauche ont traversé le pont d'Austerlitz mais également dans le faubourg Saint-Antoine.
Les derniers combats se déroulent entre les tombes du Père Lachaise avec l'épisode célèbre du mur où furent fusillés 147 Fédérés avant de s'achever dans le quartier de Belleville.
Durant la Semaine sanglante, le carnage va atteindre son paroxysme, ce que Louise Michel appelait la « curée froide ».
Des cours prévôtales sont institués rapidement pour juger de manière expéditive les insurgés pris les armes à la main, les mitrailleuses ont été utilisés avec frénésie à un point tel qu'elles furent surnommées « moulins à café ».
Tardi représente dans une case l'épreuve des « mains blanches », ceux qui avaient une empreinte de crosse de chassepot (fusil des communards) au creux de l'épaule étaient collés au mur puis fusillés !
Dans leur retraite, les communards vont incendier une partie de la capitale, les principaux symboles de l'arbitraire monarchiste sont particulièrement visés. Tardi représente dans de superbes planches les flammes qui réduisent en cendres le palais des Tuileries. Cette retraite n'empêchera pas l'inévitable.
Conclusion
La « Semaine sanglante » s'achève le 28 mai, plus de 20 000 communards sont morts et plus de 40 000 sont fait prisonniers. Les procès contre les insurgés vont durer jusqu'en 1877, avec de nombreuses déportations dont les plus significatives sont en Nouvelle-Calédonie à l'image de certaines figures de la Commune comme le délégué aux finances François Jourde ou Louise Michel. Cette dernière ne sera libérée qu'en 1880, date à laquelle une amnistie complète est prononcée.
La Commune de Paris occupe une place singulière dans l'Histoire des courants socialistes et communistes, les événements de 1871 sont commémorés par Marx, Jaurès, un véritable pèlerinage du prolétariat international se développe au mur des Fédérés du Père Lachaise qui ne se dément pas lors du Front populaire, de la Libération ou encore sous Mitterrand en 1983 lorsque le mur fut classé Monument historique.
La Commune de Paris fait l'objet encore aujourd'hui d'une étonnante actualité, célébrée par le mouvement de Gilets jaunes, son 150e anniversaire est jugé par l'historien Pierre Nora comme moins significatif que le bicentaire de la mort de Napoléon (sur France Inter).
Tardi et Vautrin, de sensibilité libertaire, préfèrent achever leur récit sur une note plus positive avec une case montrant deux jeunes protagonistes qui ont survécu au massacre, Lili et Ziquet, brandissant leur point en citant Blanqui : « Ni Dieu ni maître ! ».
- Archimède Chroniqueur
- "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur