L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerre

Archimède
15 novembre
2021
L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerre

Salut ! Pinard de l'Intendance
Qu'a goût de trop peu ou goût de rien,
Sauf les jours où t'aurais tendance
À puer le phénol ou bien le purin.
Y'a même des fois que tu sens le pétrole,
T'es trouble, t'es louche et t'es vaseux,
Tu vaux pas mieux qu'ta sœur la gnole

Cet extrait de l'Ode au Pinard de Max Leclerc de 1915 témoigne de la figure centrale du vin durant la Grande guerre.

Le terme argotique « pinard » qui vient du pinot, cépage employé en Bourgogne, Champagne et Lorraine, désigne l'altération d'un vin rouge. Les Poilus l'emploient pour désigner le vin ordinaire qui leur est remis par l'Intendance militaire.

Faire le récit de la guerre des tranchées sous l'angle relativement méconnu du vin est le pari que Francis Porcel et Philippe Pelaez ont entrepris dans cet album édité par Grand Angle. Ces derniers sont rompus à l'exercice de la BD historique, le dessinateur Porcel a déjà eu l'occasion d'illustrer les tranchées dans l'album Les Folies Bergères (Dargaud) tandis que Pelaez quant à lui s'est frotté à la guerre d'Algérie dans Puisqu'il faut des hommes (Bamboo).

Ils présentent dans Pinard de guerre un profiteur de guerre au passé trouble, Ferdinand Tirancourt, qui écoule son vin de qualité douteuse aux soldats, il est même prêt à recourir à des méthodes crapuleuses, n'hésitant pas à se débarrasser de la concurrence pour vendre sa piquette au meilleur prix.

Ce personnage romanesque permet aux auteurs de suivre le circuit du vin, de sa production à l'Arrière à sa consommation au Front, en passant par les stratèges militaires qui sont les acteurs incontournables de cette chaîne logistique.

Par un effet du coup du sort, Tirancourt se retrouve contraint de partager la tranchée avec les poilus. Ces scènes partagées nous permettent de nous rendre compte de l'importance du vin, véritable compagnon d'infortune, sa piètre qualité en fait le héros de chansons populaires. Par son rôle désinhibant, il est un vecteur de solides fraternités d'armes, l'ami pinard donne aussi du courage au moment de partir à l'assaut des lignes ennemies, un allié incontournable pour tenir bon !

Le pinard, une fourniture militaire prioritaire

Avec l'enlisement du conflit qui suit l'échec de la guerre de mouvement, l'Armée développe un véritable circuit logistique pour alimenter le Front quotidiennement en vin.

Le business du héros dévoile un parcours type de cette chaîne, le vin provient des vignobles d'Algérie importé dans des cargos pinardiers vers le port de Sète. Les barriques sont alors acheminées par train dans des « wagons-foudres », stockés à Bercy entre temps, lesquels sont ensuite transportés jusqu'aux stations-magasins du Front.

L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerreLes fameux « wagons-foudres » !

Arrivées dans ces dernières, le « sang des poilus » fait l'objet d'une attention particulière des autorités qui réceptionnent les vins de tout le pays avant de traquer les moindres altérations de son état, une fois cette précaution prise, les laboratoires de l'Armée vont engager des manipulations pour s'assurer de sa conservation.

Pour Tirancourt, le procédé est différent, il a sa recette personnelle pour booster son vin, il ajoute tout d'abord de l'alcool à brûler « pour la force ». Pour la robe, il utilise de la fuschine, un colorant qui donne l'illusion d'un grand cru. Enfin, il complète sa recette par un zeste d'eau-de-vie qu'il décrit comme un remède... contre la mort ! Bref un petit vin qui titre à 12° quand la norme était de 7-8° !

Si les poilus ne sont pas dupes concernant la composition obscure du vin, des rumeurs circulent concernant la présence de bromure qui ne laisse pas les hommes indifférents, cette substance chimique est réputée causer une baisse de la virilité bien que rien ne l'atteste !

Si l'État interdit aux marchands de vendre leur vin aux troupes si leur prix est exagéré, dans la pratique, l'Intendance militaire va faire en sorte de réapprovisionner les stations-magasins à hauteur de 0,50 litre de vin par jour et par soldat de manière à limiter la spéculation sur son prix.

L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerreAh, l'offre et la demande !

À l'été 1915, les débitants vendent en moyenne entre 0,50 et 0,65 franc le litre de vin aux hommes. Tirancourt propose le sien à 1 franc le litre ! Un prix qui scandalise un officier chargé de l'approvisionnement, mais ce dernier n'est pas au courant que le marchand qu'il a en face de lui a un homme de main pour faire dérailler un train à « wagons-foudres », occasionnant un retard sur la livraison de vin. En position de monopole, notre « héros » va pouvoir toucher un beau pactole !

Les vertus du « saint Pinard » sont plébiscités par les stratèges de l'armée qui considèrent le vin comme une boisson hygiénique, encouragé par les scientifiques pour ses effets sur la santé. Après tout, selon eux, les centenaires sont tous des consommateurs réguliers de vin !

En effet, l'état-major distribue en grande quantité du vin à ses troupes, en parallèle, une vive propagande s'installe et se charge de déshumaniser l'ennemi sous les traits de barbares sanguinaires. Ces mécanismes sont mis en place pour doper artificiellement l'agressivité des soldats.

L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerre

L'album qui se déroule dans la foulée des carnages de Verdun et de la Somme en 1916 prend en compte la crainte pour les officiers de l'Armée de voir le Front se disloquer.

Le « quart de vin » remis aux Poilus au début de la guerre monte jusqu'à 1L par jour et par soldat en 1916-1917 avec en bonus une ration de 6cL de « mixture violente » les jours d'assaut pour rendre les poilus indifférents au danger, insensibles à la douleur, féroces et violents durant un laps de temps très court.

L'album met en peinture ces minutes interminables qui précèdent la sortie des tranchées avec des portraits de ces soldats qui vont finir par grimper les échelles, la boule au ventre, pour affronter les mitrailleuses allemandes.

Le pinard et le poilu, un couple singulier

Chaque planche de l'album met ce duo à la fois tragique et comique en scène. Les bouteilles de vins qui jonchent le sol et leurs débris de verre forment un environnement visuel et sonore atypique sur lesquels les Poilus circulent.

La consommation de vin en 1917 atteint les 12 millions d'hectolitres ! Cette massification de l'approvisionnement trahit le souci pour les hauts gradés de faire passer la pilule de l'échec des campagnes de la Somme et de Verdun où le sacrifice inutile de près de 200 000 hommes et 300 000 blessés a fini par un statu quo.

Le vin apparaît alors pleinement comme un tranquillisant face à l'horreur de la guerre rythmée en majeure partie par la peur, l'attente et l'ennui. Les conditions de vie du poilu sont marquées par les intempéries. L'été où la canicule comme celle de 1914 entraîne une déshydratation, et où des hommes attendent couchés dans une litière infestée de vermine sirotant du vin pour tromper le temps.

L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerre

L'hiver où le froid saisit des hommes mal équipés, le vin chaud est d'un grand réconfort mais n'est d'aucun secours lorsque les boyaux des tranchées sont inondées. La combinaison du froid et de l'humidité sont facteurs de maladies : dysenterie, bronchite, diarrhée et autres joyeusetés.

Face aux pénuries alimentaires, nourritures parfois avariées et en faible quantité, seul le vin est distribué en continu.

Le « père pinard » accompagne les hommes face à la peur de la mort. La grande faucheuse est omniprésente à l'image de ce soldat dans l'album appelant à l'aide, blessé et pris au piège dans les fils barbelés du No man's land, attendant la délivrance d'être abattu par un sniper allemand.

Cette peine de ne pouvoir agir pour récupérer les cadavres de proches et l'attente immobile face à l'agonie des blessés qu'on n'a pu évacuer met le poilu dans la crainte de son destin, celui d'imaginer son cadavre pourrir au soleil avant de servir de festin aux rats.

Face au souffle de la brise qui renvoie dans la tranchée l'odeur fétide du sang, le soldat lève sa bouteille. Il boit pour oublier, il boit pour s'oublier. L'excès de consommation pour lutter contre les angoisses suscitent parfois des « délires alcooliques » sous forme d'hallucinations.

L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerre

La BD met en scène un jeune soldat, danseur dans le civil, qui après après avoir ingurgité une quantité non négligeable de vin, se hisse hors de la tranchée pour interpréter un ballet entre les tranchées des deux belligérants, l'enchaînement des figures et sa virtuosité lui permettent d'éviter les balles d'un casque à pointe zélé mais ont finalement raison de sa fatigue et il finit par se faire capturer.

Les nombreuses « psychonévroses de guerre » sont attribuées par le corps médical essentiellement à la peur, la fatigue et l'angoisse de la guerre. Une véritable collusion s'organise alors entre le monde médical et l'Armée pour ne pas reconnaître l'alcoolisation de masse comme un facteur de ces troubles. Il faudra attendre les années 1930 et les docteurs Rodiet et Fribourg-Blanc pour reconnaître l'alcoolisme comme favorisant les névroses de guerre.

Si le pinard répond aux angoisses des troupes, il est le ciment du lien social au sein des tranchées des fraternités d'armes. Lorsque Tirancourt échange un pilote allemand, qui semblait mort après la chute de son avion, contre le danseur, des bouteilles sont débouchées pour fêter leur retour !

Le vin partagé avec les camarades apparaît comme un véritable « pacte de sang » qui est repris dans la propagande officielle avec l'image d'un monde solidaire et viril.

Conclusion

L'Histoire en bulles n°13 - Pinard de guerreAffiche de propagande « Entre deux victoires »

Le vin est l'incontestable gagnant de la guerre, et associé au sacrifice des poilus, il devient le « bon pinard de France ». À la sortie de la guerre, le vin supplante les autres boissons, la consommation d'absinthe est même interdite en 1915, le « vin naturel » devient alors le produit exaltant les vertus guerrières.

Associé au sol national, une loi de 1919 propose une identification des vins par leur origine foncière, il s'agit des prémices des « appellations d'origine ».

Quant à Tirancourt, il quitte de nuit les tranchées pour tenter de fuir, contourne les boyaux allemands qui encerclaient les positions françaises et parvient à rencontrer des officiers supérieurs pour les informer du péril que courent ses anciens compagnons d'infortune. L'honorable commerçant croit en avoir terminé avec l'Armée quand sa véritable identité est révélée...

  • Archimède Chroniqueur
  • "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur