L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armes

Archimède
Thématique
13 janvier
2021
L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armes

Le maître d'armes est une BD historique qui a eu son petit effet à sa sortie en 2015. Un succès surprenant qui a résonné jusqu'en extrême-Orient car l'album a été primé au Japon où il a reçu la récompense de manga international. Pour l'étudiant en Histoire que j'étais, cette BD suscitait suffisamment ma curiosité pour que j'aille me rendre en librairie !

Je suivais le travail du scénariste Xavier Dorison depuis plusieurs albums, tant cet auteur a un intérêt particulier pour l'Histoire dont il s'abreuve pour produire des œuvres souvent hybrides, entre histoire et fantastique pour sa série Les Sentinelles (2009) qui met en scène des super-héros dans le cadre de la Grande Guerre ou encore une nouvelle série western très dynamique qui a pour personnage principal un croque-mort qui donne son nom à la BD, Undertaker, et magnifiquement dessinée par Ralph Meyer. Le dessinateur Joël Parnotte était moins connu à mes yeux mais nous offre du grand spectacle avec ce cape et d'épée édité par Dargaud.

L'originalité de l'album tient au contexte peu parcouru par le 7e ou le 8e art, lui préférant des intrigues autour de la personnalité plus littéraire qu'historique de Richelieu et des vaillants mousquetaires de Louis XIII.

Le maître d'armes se déroule ainsi dans le premier XVIème siècle sous le règne de François Ier, en 1535 pour être plus précis, dans une période charnière entre la fin de l'époque médiévale et la Renaissance. L'album met ainsi en scène au travers de ses protagonistes, l'ancien maître d'armes de François Ier, Hans Stalhoffer, et son rival, le comte de Maleztraza. Ce duel personnalise une époque tiraillée entre une tradition chevaleresque en perte de prestige, qui place l'honneur au cœur de son corpus de valeurs, et une autre, tenante d'une certaine modernité et porteuse d'un regard différent sur l'honneur aristocratique. Ce conflit se matérialise dans cette BD à travers l'évolution de l'escrime médiéval au XVIe siècle qui voit l'émergence de la rapière au détriment de l'épée à deux mains des siècles passées, ce duel est porteur d'un ensemble de représentations sociales et culturelles en gestation.

Le fil continu de cet album, et qui explique la course poursuite sans répit menée dans le massif du Jura, s'inscrit dans les prémices des crispations religieuses présentes et à venir entre catholiques et protestants. L'ancien maître d'armes est ainsi prié par son ancien chirurgien à la cour, Gauvin, et son page, deux réformés, de les accompagner à Genève pour faire imprimer la Bible en vulgaire, c'est-à-dire en français. Pour s'y rendre, le petit groupe ne peut emprunter les chemins les plus accessibles car ils sont recherchés par la Sorbonne (on y reviendra), et préfère passer par le massif du Jura malgré la période hivernale et les risques sous-jacents.

De fil en aiguille, les héros de l'album se retrouvent poursuivis par un groupe de montagnards farouchement catholiques ainsi que par Maleztraza, chargé par la Sorbonne de mettre la main sur le chirurgien huguenot. Le comte d'origine italienne a surtout pour ambition de gagner son duel une bonne fois pour toute contre Stalhoffer (bonne chance à lui!). Nous analyserons donc principalement ces deux aspects de l'album, à savoir les mutations de l'escrime au XVIe siècle et ses représentations puis nous verrons ensuite les débuts de l'affrontement entre catholiques et protestants.

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesLe maître d'armes de François Ier, Hans Stalhoffer (à gauche) face à son challenger, le comte de Maleztraza (à droite)

« Savoir qui l'emporte de la rapière ou de l'épée » , Hans Stalhoffer

Les premières planches engagent un duel entre deux bretteurs expérimentés pour la charge de maître d'armes du roi, cette dernière est présentée comme annuelle et très prestigieuse. On peut tout d'abord se demander comment fonctionne cette charge. Il est assez difficile de connaître avec précision les personnalités qui exerçaient cette mission jusque sous Charles IX, on sait alors que le roi s'entoure de maîtres d'armes italiens. On peut supposer que ces derniers étaient déjà présents sous les règnes de François Ier et Henri II, tant ces princes qui ont participé aux guerres d'Italie (1494-1559) étaient fascinés par les artistes italiens comme Léonard de Vinci (ramené dans les valises du premier) mais probablement aussi par les maîtres escrimeurs réputés de l'école de Bologne.

Une case dans l'album dresse le CV du vieux maître, il fût maître de la guilde des dragons du prince-électeur de Coblence, maître d'armes de Charles Quint, on sait aussi qu'il a remporté une multitude de duels, maître d'armes de François Ier depuis 12 ans, il a également participé à 8 guerres. Ce parcours impressionnant est bien évidemment une création scénaristique, cependant le choix des cours royales pour leurs maîtres d'armes se fait principalement sur la réputation de ces gens d'armes. Ainsi, à la fin du XVIe siècle, des escrimeurs de l'école de Bologne sont présents dans toute l'Europe pour enseigner cet art aux princes. Hans Stalhoffer précise d'ailleurs qu'il a été l'élève de Lichtenauer, un maître d'armes germain...du XIVe siècle ! Si la chronologie ne cadre pas, il est ici davantage question pour Hans de se reconnaître dans une tradition prestigieuse d'escrime médiévale germanique.

Si au moment du récit, la réalité sociale des maîtres d'armes est assez flou, sous Charles IX, les choses changent en 1567 lorsque s'institutionnalise la communauté de métier de « mestres joueurs et escrimeurs d'espée », cette dernière est alors davantage encadrée qu'auparavant, les maîtres d'armes disposent alors d'un cadre juridique définissant les salles d'armes employées, les rôles du maître et de leurs apprentis ainsi qu'un certain nombre de privilèges qui leur est associé.

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armes

La BD exploite toutefois de réels enjeux contemporains, le duel entre le maître Hans Stalhoffer et le comte de Malestraza personnalise un conflit de génération autour de l'escrime entre une tradition allemande qui a acquis ses lettres de noblesse aux XIVe et XVe siècles et une escrime italienne qui émerge lors de la Renaissance. Le scénariste s'est d'ailleurs inspiré du nom d'un auteur de traités d'escrime du XIVème siècle, Hans Talhoffer, pour son héros.

La première partie du combat qui oppose les deux personnages porte la marque de la tradition médiévale, armures de plates sur le haut du corps, spallières (protège les épaules) et gantelets. Les formes de l'engagement témoignent aussi des techniques de l'escrime médiévale avec le maniement de l'épée à deux mains avec comme objectif principal d'atteindre l'adversaire par des coups de taille (avec le tranchant de la lame) ou d'estoc (avec la pointe de l'épée) là où l'adversaire est le moins protégé, l'absence de heaume fait de la tête des personnages une cible rêvée !

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armes
L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesToutes les parties de l'épée (quillons, pommeau, etc) et de l'armure peuvent être utilisées dans un duel (gantelets notamment).

Ces quelques cases montrent aussi que l'évitement est au moins aussi important que le choc du fer, ce qui n'est pas si aisé avec des armures lourdes et encombrantes.

Au début de l'album, il est précisé que les deux auteurs de la BD se sont eux-mêmes appuyés sur un maître d'armes Instructeur AMHE (Arts Martiaux Historiques Européens) et cela se ressent dans la lecture de l'album. Ainsi, les duellistes après s'être donnés des coups de bonne facture tentent de limiter les impacts mortels en se rapprochant du corps de l'adversaire, les prises de corps et d'armes sont alors la norme. C'est flagrant dans ces deux cases où le maître Stalhoffer pare un coup en mettant son gantelet en soutien de sa lame. Idem lorsqu'il utilise le pommeau de l'épée pour asséner un violent coup au visage de son rival.

Alors que le maître d'armes de François Ier semble avoir pris l'ascendant sur son adversaire en brisant l'épée de son adversaire par un violent coup de pieds, le combat prend un nouveau tournant lorsque le comte de Malestraza choisit un nouvelle arme : une rapière !

Hans répond à son ami Gauvin, qui lui demandait s'il connaissait ce genre d'épées, le maître réplique avec dédain que « ce n'est pas une épée mais une fourberie ». Plus légère, avec une lame bien plus fine, la rapière mêle rapidité, efficacité et se présente comme une véritable technologie pour tuer.

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armes  L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesLe point d'équilibre de cette épée permet une bonne maniabilité/ Rapière avec une garde dite italienne.

La meilleure définition de cette arme est présentée par Hans à la fin de l'album lorsqu'il revient à la cour du roi de France pour défier son rival une bonne fois pour toute.

Ce duel en filigrane entre l'épée à deux mains médiévale et la rapière traduit un changement de philosophie dans la noblesse. Le héros perçoit la rapière comme l'arme des courtisans par opposition à l'épée qui serait celle des chevaliers, il reproche à son rival d'avoir abandonné son honneur lors de leur premier duel en l'affrontant avec cette « fourberie ».

Stalhoffer reproche à Malestraza de s'être laissé aller à l'ère du temps où l'escrime venant d'Italie a gagné ses lettres de noblesse par la parution de nombreux traités comme celui d'Antonio Manciolini, Opera Nova, en 1531, qui fait de la rapière une arme privilégiée par la noblesse curiale, exit alors l'armure des chevaliers, les duellistes se battent désormais en chemise sans la moindre protection (cf case ci-dessus). Cette nouvelle donne explique le taux de mortalité élevé des gentilhommes lors de ces duels sanglants pour des querelles d'honneur.

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armes

Hans a, à la fois tord et raison. La pratique quotidienne que nécessite le maniement de l'épée à deux mains et la diversité des techniques de combat en font l'arme du chevalier par excellence. Les codes chevaleresques ont encore du poids dans le premier tiers du XVIe siècle, en témoigne l'adoubement de François Ier par le capitaine Bayard au terme de la bataille de Marignan en 1515. Cependant, plus avance le XVIe siècle, plus la figure de l'aristocrate-guerrier devient un mythe, les nobles désertent progressivement les champs de bataille.

Les nobles ne renoncent toutefois pas aux armes qui sont les attributs essentiels du second ordre. Par soucis de distinction sociale avec les roturiers (l'ensemble de la société est alors armé pour faire face à l'insécurité !), les gentilhommes fréquentent davantage les salles d'armes les plus réputées pour pouvoir se prévaloir d'une certaine maîtrise des armes et surtout d'être en mesure de défendre leur honneur lors des duels. Effectivement, les principales hécatombes ont lieu dans les milieux curiaux à un point tel que le roi Henri III va légiférer pour interdire ces pratiques plaidant qu'elles s'apparentent à des crimes de lèse-majesté.

L'époque de l'album voit en quelque sorte un déplacement du concept de l'honneur, les vertus chevaleresques s'estompent au profit d'une nouvelle identité aristocratique. Le duel est alors perçu comme une ordalie où la vérité et le mensonge se dévoilent au fil de l'épée. La rapière accompagne ce mouvement car elle est de plus en plus employée par les maîtres d'armes les plus réputés. Cette arme fait au XVIe siècle l'objet d'une importante évolution technologique, avec un acier plus résistant qui s'accompagne d'un raffinement artistique croissant (notamment au niveau de la garde) qui en font un objet de distinction sociale par excellence.

Les prémices d'un schisme entre catholiques et protestants

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesBible d'Olivétan, publié en 1535 à Genève

Cette lutte naissante constitue le fil narratif de cette BD, faire traduire une Bible en français à Genève et pour se faire, il faut échapper à la Sorbonne, échapper aux montagnards fanatiques. Cet enjeu narratif est plutôt réaliste, une Bible est effectivement traduite en français par Olivétan en 1535 à Neuchâtel, l'auteur est probablement un proche de Jean Calvin.

Le scénariste situe son récit durant l'hiver 1535-1536, cette date est tout sauf anodine, c'est à cette même époque que les tensions s'accroissent entre catholiques et protestants. Un an plus tôt, l'affaire des placards avait fait grand bruit dans le royaume.

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesLa Sorbonne a un rôle actif dans la répression des huguenots

Un groupe de réfugiés à Neuchâtel pose des affiches anticatholiques contre les églises pour critiquer la réforme menée par le roi, jugée alors trop timorée du point de vue des protestants. Cette action marque une rupture dans la mesure où le roi est sacré à l'époque moderne, il est le lieutenant de Dieu sur Terre, critiquer la messe revient à faire œuvre de lèse-majesté et conduit le pouvoir à réprimer les minorités protestantes.

C'est dans ce but que la Sorbonne opère par l'intermédiaire de Malestraza, envoyé par cette institution pour empêcher l'impression de la Bible en français, mettre la main sur le chirurgien du roi, Gauvin ainsi que sur son apprenti.

La traque de Gauvin par la Sorbonne est intéressante, elle personnalise les antagonismes des années 1520-1530 entre la fac de théologie de Paris et l'entourage royal. La sœur du roi Marguerite de Valois avait rassemblé autour d'elle une nébuleuse de prédicateurs réformés, une horreur pour les théologiens de la fameuse rue Saint Jacques !

Le livre de la reine, Miroir de l'âme pêcheresse, est même prohibé par le recteur de la Sorbonne en 1533. Si le roi soutient sa sœur, la répétition d'actes iconoclastes protestants ensauvage (pour citer un mot à la mode) la Sorbonne. La reine est contrainte de se désolidariser de son entourage dont on peut supposer que Gauvin (personnage fictionnel) en tant que chirurgien du roi et réformé convaincu, en faisait parti, ce dernier doit alors trouver de nouvelles alternatives pour imprimer la Bible en vulgaire. En effet, le roi s'appuie désormais sur les parlements pour contrer l'hérésie en proscrivant l'imprimerie en janvier 1535.

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesBible d'Olivétan, publié en 1535 à Genève

Un autre épisode vient mettre en évidence les tensions entre catholiques et réformés. Les auteurs traitent d'ailleurs avec subtilité l'hostilité des montagnards à l'égard des visiteurs réformés. Ainsi, dans une conversation entre Malestraza et le chef des montagnards lors d'un temps mort au milieu de la traque des huguenots, ce dernier avoue au comte qu'il n'avait rien contre les réfugiés et admet être plus préoccupé par la dureté des temps.

Lorsqu'il reçoit ses invités, l'hôte s'excuse humblement de leur imposer un régime weigh watchers ! Les années 1520 et 1530 sont marquées par une croissance démographique ainsi qu'une série de mauvaises récoltes suivies d'une forte inflation des prix, un cocktail gagnant qui entraîne paupérisme, famine et insécurité en France.

Ce hameau de montagne ne semble pas avoir été épargné. Ses habitants n'ont évidemment pas le recul nécessaire pour analyser les choses ainsi, ils attribuent leur malheur à une forme de crise religieuse, mystique, la chapelle qui abrite la sainte tutélaire du hameau, Sainte Agathe, a pris feu récemment. Pour certains habitants, le doute n'est plus permis, ce désastre est à mettre au crédit des protestants qui de l'autre côté du col, à Genève, où s'est depuis peu réfugié Jean Calvin, est devenue une nouvelle terre de l'hérésie luthérienne. Pour le chef des montagnards, plus sceptique, la foudre est le seul coupable de l'incendie. L'arrivée avec fracas de Malestraza dans la demeure et la révélation sur la foi protestante des héros va mettre le feu aux poudres !

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesCes vierges noires forment d'importantes représentations de la Vierge Marie autour du pourtour méditerranéen notamment. Dans l'album, cette vierge noire donne un côté austère au hameau.

La BD interroge sur la violence que subissent les protagonistes réformés une génération avant que ne débutent les guerres de religion (qui débutent en 1562 !). Le rendu graphique du maître d'armes, digne d'un Frank Miller dans son comic 300, met à l'honneur cette course poursuite haletante, le blanc de la neige contraste à merveille avec les hectolitres d'hémoglobines perdus sur la route par les poursuivants.

L'un des héros de l'album est toutefois rattrapé par le groupe de montagnards avant de finir sur le bûcher. On peut supposer que ces derniers ignorent en grande partie les bûchers dressés par les franciscains et dominicains pour contrer la Réforme protestante un peu partout en Europe, cependant il est attesté que ces flambées se généralisent dans le royaume de France à partir de 1535.

On peut noter avec une certaine ironie que Maleztraza, l'envoyé de la Sorbonne et le chef des brigands montagnards se disputent le prisonnier, le premier pour le faire juger et brûler à Paris par la Sorbonne, le second pour dresser un bûcher in situ. C'est finalement le local qui va l'emporter !

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesCette case illustre la violence de la répression en cours dans le royaume de France...

Conclusion

Le maître d'armes nous offre un cape et d'épée dépaysant durant la Renaissance et invite à réfléchir sur des problèmes éminemment contemporains, les querelles religieuses et la radicalité qu'elles suscitent. Cet album éclaire sur les mécanismes à l'œuvre qui portent en eux les germes des guerres de religions à venir qui accoucheront sur des moments de violence paroxystique avec la Saint-Barthélémy et qui ne s'achèveront qu'en 1598 avec l'édit de Nantes.

Cette BD est émouvante également car le XVIe siècle se présente comme le chant du cygne de l'époque médiévale où le pouvoir des seigneurs et des chevaliers sont contrebalancés par l'émergence de l'État moderne.

L'Histoire en bulles n°8 : Le Maître d'armesLa Renaissance apparaît comme une époque riche en espérances, en opportunités mais qui laisse entrevoir également un flot d'incertitudes...
  • Archimède Chroniqueur
  • "L'homme ne tire de leçons que du passé. Après tout, on n'apprend pas l'histoire à l'envers. Elle est déjà assez trompeuse à l'endroit." Archimède dans Merlin l'enchanteur