L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues

Bat'Histor
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Contributeur
12 décembre
2017

« Et maintenant ils veulent mêler Histoire et bandes dessinées... les jeux vidéo, passait encore, mais là… ! » Et non, vous ne rêvez pas, nous allons effectivement parler dans cette nouvelle chronique d’Histoire dans les bandes dessinées, et plus précisément des apports historiques que ces dernières peuvent représenter.

Toutefois, avant d’aller plus loin, j’aimerais vous expliquer rapidement le concept et le déroulement de cette chronique.

Dans L’Histoire en bulles, l’analyse historique des bandes dessinées ne sera pas une approche « à la loupe », les questions ne se porteront donc pas sur chaque détail du type : « est-ce que la longueur de la moustache d’Astérix est effectivement représentative et historique de la mode gauloise durant le premier siècle avant notre ère ».

Le but sera plutôt de retirer de différentes bandes dessinées une idée générale d’une époque / d’un événement, et même quelques fois des éléments bien précis. En ce sens, une analyse historique de BD et les enseignements que l’on peut en tirer se rapprochent de ce qu’on peut obtenir d’un jeu vidéo : non pas apprendre uniquement des faits directement, mais surtout former une image mentale, concrète, permettant de mieux saisir les éléments constitutifs d’une période ou d’un événement.

Enfin, L’Histoire en bulles s’intéressera à de nombreuses bandes dessinées différentes, que l’on mélangera selon les envies (il y en aura donc pour tous les goûts !).

Étant une nouvelle chronique, je vous invite à me laisser vos impressions en commentaire, et également à m’y proposer des bandes dessinées que vous aimeriez voir dans L’Histoire en bulles. Sur ce, trêve de bavardage et bonne lecture !

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Pour ce premier numéro de L’Histoire en bulles, j’ai choisi Les Tuniques Bleues, une de mes bandes dessinées préférées... eh oui, c’est l’avantage d’être derrière le clavier ! Pour ceux qui ne connaîtraient pas, cette série comporte 61 albums décrivant les pérégrinations de nos deux héros préférés : le sergent Chesterfield et le caporal Blutch.

Alors que le premier est dévoué à la cause, heureux d’aller au combat et par-dessus tout un fan inconditionnel de l’armée, le second rechigne à aller au combat, semble poltron et déteste l’armée — même s’il est malgré tout loyal.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques BleuesQu’est-ce que vous préférez : l’obéissance absolue du sergent Chesterfield ou le cynisme du caporal Blutch ? Pour ma part, le choix est vite fait...

C'est le scénariste Raoul Cauvin qui, avec le dessinateur Louis Salvérius, lance cette bande dessinée belge en 1968. À l'origine destinée à n'être que des histoires courtes dans Spirou, le format passe rapidement aux histoires complètes de 44 pages que l'on connaît. Lambil reprend le dessin à la mort de Salvérius en 1972.

La grande partie de la série traite de la guerre de Sécession, ou guerre civile américaine, qui se déroule d’avril 1861 à avril 1865.

Pour résumer très brièvement, cette guerre oppose les États-Unis d’Amérique — « l’Union », réunissant les États du Nord et dirigés par Abraham Lincoln — aux États confédérés d’Amérique — « la Confédération », qui comprend les États du Sud dirigés par Jefferson Davis.

Parler de « LA » cause de cette guerre est impossible, car simplifier des événements ainsi ne peut qu’être faux. En revanche, il est clair que le point de friction principale — ce que l’on pourrait appeler « le prétexte » de la guerre — est la question de l’esclavage. Nous en reparlerons plus en détail dans un autre numéro de cette chronique, mais le problème essentiel — considérations éthiques mises à part — était que les États du Sud avaient une économie basée sur l’esclavage, tandis que le Nord, industrialisé, pouvait se passer bien plus facilement des esclaves.

Maintenant que nous possédons une base de contexte pour cette bande dessinée, nous pouvons nous attaquer à l’album de cette première chronique : « Du Nord au Sud », qui est le deuxième de la série.

Cet album relate les débuts de la guerre de Sécession, et plus particulièrement de la première bataille (dans la bande dessinée en tout cas). Pour l’analyser, nous suivrons un ordre allant du particulier au général : personnages — événements – aspects généraux.

Attaquons-nous sans plus attendre au premier degré d’analyse.

Personnages

Je vous rassure, on ne va pas s’intéresser à la véracité historique de personnages tels que Blutch ou Chesterfield. Cependant, plusieurs personnages historiques apparaissent dans cet album.

Les deux premiers, du côté Confédérés, sont le général Lee et le lieutenant-général Stonewall Jackson. Si l’occurrence de Jackson n’est pas sûre à 100 %, il y a de fortes chances que ce soit bien lui qui ait été représenté dans ce premier album sur la guerre de Sécession ; il fait en effet partie des grands noms de cette guerre.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues  L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues"Stonewall" Jackson faisant face au Général Lee.
L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques BleuesIllustration de Robert Lee.

Un autre grand personnage du côté confédéré, encore plus connu, est le général Robert Lee. Ce tacticien habile et excellent commandant est une des figures les plus emblématiques du conflit ; sa renommée n’est d’ailleurs pas restée confinée au Sud, mais s’est étendue à tout le pays (je ne sais pas à quel point c’est un bel hommage, mais le char américain M3 de la Seconde Guerre mondiale a été nommé Lee en son honneur).

Cet homme était en effet respecté et a rejoint le camp fédéré « principalement » — c’est très simplificateur, évidemment — par loyauté envers son État d’origine, la Virginie. D’ailleurs, même si l’histoire a probablement enjolivé les faits, Lee n’était vraisemblablement pas un esclavagiste convaincu ; il se déclarera d’ailleurs heureux de l’abolition de l’esclavage à la fin de la guerre.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues Ulysse Grant

Enfin, le personnage historique de cette guerre de Sécession qui est le plus représenté dans cet album est le général Ulysse Grant. Cet homme est en effet le deuxième grand nom de la guerre ; il était un brillant général, le plus considéré parmi ceux de l’Union. Il avait pour réputation, ou cliché, de tenir pour moins importantes les vies humaines que la victoire, de toujours rester calme dans la bataille et d’avoir un penchant assez sérieux pour la bouteille.

Après la guerre, Grant est élu président à deux reprises ; cependant, si son commandement n’est pas — ou peu — remis en question, ses qualités de président sont elles un peu plus mitigées. Je vous rassure, Grant est un personnage qui mérite que l’on s’y attarde, et c’est ce que nous ferons dans un prochain numéro.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues  L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques BleuesLa première case illustre bien deux des clichés que l’on a de Grant : son sang-froid à toute épreuve et son penchant pour la boisson…

Événements

Reculons maintenant légèrement notre point de vue pour nous intéresser aux événements composant cet album (et non, dire que ça parle de la Guerre de Sécession ne serait pas suffisant !)

Nous sommes dans cet album au tout début de la guerre de Sécession — c’est d’ailleurs même la première bataille contre les Confédérés pour nos héros. Cependant, l’exactitude des faits n’est ici que peu respectée.

En effet, le premier point est celui des généraux : alors que la guerre commence en avril 1861 — ce qui ne peut donc qu’être l’année des événements de cet album —, les généraux Grant et Lee s’affrontent. Pourtant, une telle confrontation n’arrive en réalité qu’en 1864. Cependant, on peut évidemment comprendre la volonté des auteurs de réunir, pour ce premier album sur la guerre de Sécession, les deux plus grands généraux de ce conflit.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues Le nom de la rivière, « Big Black River », écrit sur une carte du champ de bataille.

J’ai également essayé de chercher à quelle bataille pouvait correspondre celle de cet album. Après plusieurs recherches infructueuses, je suis finalement tombé sur une case représentant le plan de la bataille.

On peut y lire le nom de la rivière : « Big Black River » ; et effectivement, il y a bien eu la « Big Black River Battle » durant la guerre de Sécession.

Grant est d’ailleurs le général du côté de l’Union, mais le commandant sudiste qui l’affronte est Pemberton, et non Lee ; de plus, ça n’a pas été une bataille de grande importance. Pour la petite histoire, on remarque que dans la réalité comme dans la BD, le pont de cette rivière est détruit durant la bataille.

Comme on pouvait s’en douter, la réalité historique des événements de cet album n’est donc pas des plus précises... Cependant, il faut garder en tête que ce n’est pas forcément le but de cet album en particulier ; il cherche en effet à nous donner une compréhension plus globale sur la guerre de Sécession.

Aspects généraux

Et justement, passons maintenant aux éléments plus généraux, et plus précisément à l’atmosphère générale et la guerre en elle-même.

L’atmosphère générale comprend de nombreux éléments qui nous plongent dans l’époque. Premièrement, les uniformes sont très réalistes ; comme on peut le voir ci-dessus avec les uniformes de Grant et Lee. On peut notamment remarquer le souci du détail dans la présence des trois étoiles sur le col de Lee, représentant son grade. Ceux des « simples » soldats sont également respectueux de la réalité.

On peut notamment prendre en exemple nos deux héros, Chesterfield et Blutch, qui font partie de la cavalerie. Leur uniforme est en grande partie fidèle à la réalité, et notamment dans le képi qu’ils portent, les bottes, le pantalon spécifique à la cavalerie, etc.

L’infanterie n’est pas en reste, et les grades sont en général eux aussi respectés (le sergent Chesterfield ne porte par contre pas les galons de « simple » sergent comme il le devrait, mais de sergent-major — même si, on est d’accord, on est bien ici dans du détail à la moustache « astérixienne »).

Bien entendu, cela reste dans les limites du dessin, mais la fidélité qui se dégage des planches rend l’ensemble très crédible et immersif. Je n’ai pas parlé de l’uniforme de l’Union ou des Confédérés à dessein, car le même soin est appliqué aux deux camps.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues On peut notamment observer la présence de sept étoiles sur le drapeau confédéré, représentants les sept États ayant faits sécession au début de la guerre. On arrivera à la fin de la guerre à treize étoiles, correspondant aux treize états rebelles.

On peut également citer d’autres éléments qui peuvent sembler plus anodins, mais qui reflètent également fidèlement la réalité. Les drapeaux, par exemple, sont représentés fidèlement, avec le bon nombre d’étoiles.

Pour ceux qui seraient pointilleux, le drapeau sudiste figurant dans cet album est celui du début de la guerre. Il est remplacé en 1863 par le Stainless Banner, (la « croix bleue avec des étoiles sur fond rouge »), car le premier drapeau ressemblait trop à celui de l’Union ; ce changement est également fait dans la suite de la bande dessinée (si si, j’ai vérifié !).

Du côté des doux noms que se donnent les soldats entre armées, la fidélité est également présente : Billy Yank pour les soldats du Nord, et Johnny Reb pour ceux du sud (« Reb » pour « rebelle », les états confédérés ayant fait sécession du pays).

Enfin, on peut encore citer le « style de combat », et plus particulièrement l’emploi nouveau et important des retranchements de manière généralisée. Ce conflit est ainsi le premier où les tranchées sont massivement utilisées, préfigurant ainsi la Première Guerre mondiale et expliquant (notamment) le nombre de morts conséquent de cette guerre.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues Blutch réagit tout à fait logiquement et raisonnement à une annonce de charge suicide de la part de Stark. Apparemment le sergent Chesterfield ne bénéficie pas de la même logique...

Du style de combat nous pouvons maintenant passer à la guerre en elle-même, dans son aspect général. Et c’est en ce sens que je considère la bande dessinée Les Tuniques Bleues comme particulièrement réussie et instructive. En effet, en passant par le comique — et j’aimerais dire « malgré cela » —, les auteurs arrivent à montrer les horreurs de la guerre et à faire passer une vision antimilitariste.

Le premier élément à charge est le fait que Blutch, qui est le plus rusé des deux compères (en même temps, la concurrence n’est pas très rude niveau intelligence du côté du sergent), se rend compte des horreurs de la guerre et refuse bien souvent d’y participer. Chesterfield au contraire (ou Stark, un maniaque de la charge comme le dit si bien Blutch) obéit aveuglément à n’importe quel ordre, si stupide soit-il (quel bon soldat !), quand Blutch fait tout pour éviter les horreurs du combat, et ce tout à fait logiquement lorsqu’on y réfléchit.

Le deuxième élément en faveur d’un message antimilitaire et « antiguerre » est tout simplement la présence de certaines planches qui tranchent durement avec l’aspect comique de la bande dessinée. On y voit en effet la dure réalité du combat et, malgré le filtre du dessin, on se rend très bien compte de l’horreur de la guerre et de ce que cela devait représenter pour les soldats qui devaient y participer — parfois de force.

Et cette guerre « sale » n’est pas uniquement représentée dans cet album ; on peut retrouver cette vision tout au long de la série (et également dans les guerres contre les Indiens, sur lesquels on reviendra également). En ce sens, je trouve que cette série de bandes dessinées fait très fort, offrant un regard critique et humoristique en même temps, en provoquant le rire mais en ne prenant pas des événements tragiques à la légère.

L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues
L’Histoire en bulles n°1 : Les Tuniques Bleues Ces deux cases montrent non seulement le désastre humain que représente le conflit, mais illustrent également une impartialité de la part des auteurs : les « simples » soldats envoyés à la boucherie ne font qu’exécuter les ordres, et ne sont en rien responsables de la guerre.

On le voit, cette bande dessinée réussit à se donner les outils — c’est-à-dire les éléments historiques tels que l’atmosphère générale, certains personnages, etc. — nécessaires pour faire passer un message de paix au travers d’une critique vive de la guerre et des horreurs qui l’accompagnent inévitablement.

Le tout se fait dans une atmosphère comique grâce à nos deux compères, Chesterfield et Blutch, et le rire se mêle parfaitement au message critique sous-jacent — ce qui illustre bien le fait que, d’après moi, le rire peut s’avérer être un outil critique plus efficace que le sérieux parfois. Qui sait, peut-être que dans le prochain Tuniques Bleues qui sortira, nous aurons le général — un peu niais, cela va sans dire — Trump qui affrontera le général Jong-Un dans un combat vertueux, plein de respect et ayant une cause louable....

Sources

Je ne vous mets pas ici le détail des petits sites que j’ai visités pour diverses informations, ce serait inutile. Cependant, je tiens à vous partager ce site, qui est dédié à la guerre de Sécession : http://civil-war-uniforms.over-blog.com/

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  • "Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue." Einstein
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