Sophie Naisseline, première bachelière kanak

Mère des phoques
Thématique
Histoire calédonienne
24 février
2017

Bien qu’une conférence ait eu lieu sur le sujet le 11 février 2017 à Paris, la question du référendum d’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie passe quasiment inaperçue dans l’actualité. L’objectif de la conférence était, selon ses organisateurs, de « créer un espace de parole intergénérationnel et informer, sensibiliser l’ensemble de la jeunesse française, qu’elle soit métropolitaine, ultramarine et plus spécifiquement calédonienne, sur la consultation de 2018 et l’évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie. »

L’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie, qui fut proclamée colonie française en 1853, est ponctuée par des massacres, viols, révoltes, le bagne, les spoliations de terres, les réserves kanak...

Carte de la Nouvelle-CalédonieCarte générale des archipels de Nouvelle-Calédonie.

Le Caillou devient un Territoire d’Outre-mer (TOM) en 1946 avant d’obtenir le statut de collectivité suis generis d’Outre-mer avec la signature de l’Accord de Nouméa en 1998 ; la Nouvelle-Calédonie a connu différents statuts et un référendum prévu au plus tard pour fin 2018 permettra d’en déterminer un nouveau : État indépendant, État associé à la France, ou encore large autonomie au sein de la République.

Il ne faut pas oublier que la Nouvelle-Calédonie a une histoire pré-coloniale : son peuplement remonte à au moins 3000 ans. Lorsque les Occidentaux ont rencontré ceux qu’ils nommaient péjorativement « canaques », ces derniers portaient un étui pénien pour les hommes et une jupe pour les femmes. Les missionnaires imposèrent les vêtements occidentaux que les Kanak se sont aujourd’hui réappropriés, notamment la robe mission ou robe popine.

Des femmes en robes popineDes femmes en robes popine

Il ne faut pas non plus imaginer que les Kanak ont toujours vécu comme au moment de la rencontre avec les Occidentaux : à l’image de toutes les sociétés, la société kanak a connu des changements à travers le temps. L’anthropologue français Alban Bensa démontre dans son ouvrage Histoire d’une chefferie kanak comment les mythes et la littérature orale sont porteurs d’historicité et de véracité, contrant ainsi l’idée reçue qu’un peuple sans écriture est un peuple sans histoire.

Le futur du Caillou dépend, entre autres, du résultat du référendum d’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie. À qui reviendra la décision du futur statut de la Nouvelle-Calédonie ? À toutes les personnes nées sur le territoire étant déjà inscrites sur les listes des élections provinciales. À la jeunesse calédonienne née après 1989 si l’un de ses deux parents a voté lors de la consultation de 1998. Et enfin, aux Kanak de statut coutumier.

Les Grands chefs font partie des Kanak de statut coutumier. Presque inconnue en dehors de la Nouvelle-Calédonie, l'expression « faire la coutume » est très populaire sur le Caillou car la coutume est un pilier de la vie kanak : elle définit la place d’un individu au sein de son clan, son rapport aux ancêtres, aux autres clans, à l’environnement car l’individu n’est dissocié ni du groupe ni de son environnement naturel. Interagir avec autrui via des échanges de dons et de paroles est défini comme accomplir un « geste coutumier ». La coutume s’étend aussi via le droit coutumier, ce dernier recouvre le droit civil.

D’après le recensement mené par l’INSEE en 2014, 39% des habitants de la Nouvelle–Calédonie se définissent « kanak ». Ils étaient 40,3% en 2009. Cette même année, l’INSEE constate « des clivages persistants entre communautés » : 54,1% des Européens ont leur baccalauréat contre 12,5% de Kanak ; en ce qui concerne l’enseignement supérieur, les chiffres sont similaires pour les Européens mais ils chutent à un Kanak diplômé sur 20.

Beaucoup de questions restent en suspens concernant l’éducation en Nouvelle-Calédonie : que représente l’enseignement – basé sur les normes françaises – pour les Kanak ? Existe-t-il aussi un clivage parmi les diplômés kanak selon la place de leur famille au sein de la tribu ?

Il s’avère que la première bachelière kanak, Sophie Naisseline, est la fille d’un Grand chef. Or, ce rôle de pionnière est encore aujourd’hui en mal de reconnaissance, et ce pour des raisons politiques qui font légèrement écho au référendum imminent.

Sophie Naisseline est née le 14 juin 1937 de Germaine Mejo Wahénya, fille du chef de la tribu de Xepenehe (Chépénéhé) à Drehu (Lifou) et de Henri Nawossé Naisseline, homme politique et Grand chef du district coutumier de Guahma sur l’île de Maré. De son mariage avec un autre habitant de Maré, Bernard Waïa, Sophie a eu sept enfants. Sous son nom d‘épouse, elle fonde en 1963 le magasin « Chez Sophie » dans la tribu de Nece à Maré. Le journal Les Nouvelles Calédoniennes lui a consacré un article pour son 40ème anniversaire.

Maré fait partie des Iles Loyautés de Nouvelle-Calédonie, tout comme Drehu (Lifou) et Uvea/Iaai (Ouvéa). En 2009, l'INSEE relève que 96,6% des habitants des Iles Loyautés sont Kanak. D'après le recensement de 2014, l'île de Maré comptait 5648 habitants. Les Kanak nomment leur île : Nengone. C'est aussi le nom de leur langue qui est la deuxième langue kanak la plus parlée après le Drehu.

La côte nord de MaréLa côte nord de Maré

Sophie Naisseline est la première personne d’origine kanak à avoir obtenu le baccalauréat en 1958. Mais, c’est à Boniface Ounu, ancien maire de Nouméa, qu’est reconnu ce rôle de pionnier lorsqu’il devient bachelier en 1962 : « On refuse par exemple encore de reconnaître que le premier bachelier canaque aura été Madame Sophie Naisseline, et l'on continue à se référer au baccalauréat d'un garçon quatre ans plus tard, oubli qui n'est pas sans signification politique », écrit l'anthropologue français, Jean Guiart en 1996 dans Avant et après le festival Mélanésia 2000 : le contexte.

Le frère de Sophie, Nidoïsh (1944-2015), succède à son père en tant que Grand chef, fonction qu’il occupe de 1973 à 2007. Nidoïsh est aussi un homme politique indépendantiste kanak : il fonde en 1969 : les Foulards Rouges, un groupe d’étudiants indépendantistes que le gouvernement juge « radical ». Lorsque le Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie (Haussaire), Claude Charbonniaud, se rend sur l’île de Maré en 1979, il est accueilli par sept Grands chefs et quelques petits chefs. Nidoïsh Naisseline ne fait pas le déplacement. En 1981, il fonde le parti indépendantiste Libération Kanak Socialiste (LKS).

Nidoïsh Naisseline, au premier plan, portant un foulard rougeNidoïsh Naisseline, au premier plan, portant un foulard rouge

Les conseils des anciens, les Grands chefs, petits chefs, chefs de clans… sont autant de personnes d'autorité au sein des tribus. La chefferie se transmet de père en fils aîné, les femmes sont exclues de cette transmission. Une fois mariées, elles partent résider dans le clan de l'époux. Les enfants qu'elles mettront au monde appartiendront au clan paternel. Si les circonstances font que l'épouse est sommée de quitter le clan de son époux, elle retourne auprès de ses frères. Les mariages doivent répondre à certaines règles d'alliances : les enfants de chefs épousent des enfants de chefs...

En 2007, le fils de Nidoïsh, Docukas Naisseline, lui succède en tant que Grand chef. À la mort de son père, il reproche à sa mère, Suzanna Wright, de ne pas avoir suffisamment aidé son mari pendant la maladie qui lui fut fatale. Le Grand chef Dokucas chasse alors sa mère de l’île. Quant aux personnes qui l’ont aidée, il fait incendier leurs maisons.

Il fait aussi fermer le magasin de sa tante paternelle Sophie. Seule la station d’essence et de mazout reste ouverte. Dans son blog en 2008, l’écrivain Bob Tazar décrit les lieux comme faisant partie du « point central de la tribu, lieu de rendez-vous et de passage incontournable pour les locaux ». Il cite un de ses amis qui affirme que des trois stations de Maré : « Sophie, elle a les cuves les plus profondes de l'île ! »

Nul ne sait si le futur statut de la Nouvelle-Calédonie, engendrera la reconnaissance du statut de Sophie Naisseline, écartée en raison du parcours et des opinions politiques indépendantistes de son frère. Un fait est sûr, le changement de statut de la Nouvelle-Calédonie sera accompagné de bien d'autres transformations qui sont pour l'heure impossible à prédire.

Pour aller plus loin

  • Bensa Alban, Atéa Antoine Goromido, Histoire d’une chefferie kanak. Le pays de Koohnê (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala. 2005.
  • Guiart Jean, Avant et après le festival Mélanésia 2000 : le contexte, Journal de la Société des océanistes, 102, 1996
  • Tjibaou Jean-Marie, Kanake, Mélanésien de Nouvelle- Calédonie, Les Éditions du Pacifique, Pape'ete, 1976.
  • Trolue Fote, Caihe Joseph, « Vers l'éveil d'un peuple », Journal de la Société des océanistes, 100-101, 1995. Pages 153 à 164.
  • Gallinulus Pinguis Sainte-Mère des bébés phoques, Rédactrice, Testeuse, Chroniqueuse
  • "Personne ne peut longtemps présenter un visage à la foule et un autre à lui-même sans finir par se demander lequel est le vrai" Nathaniel Hawthorne