Mission Accomplie ? Retour sur l'historicité des jeux vidéo - Épisode 1 : Le débarquement vu par Call of Duty WW2
Mission Accomplie ? est une nouvelle série d'articles dans laquelle je vous propose de faire le point sur l'authenticité historique des jeux vidéo en explorant les campagnes qu'ils proposent. Nous examinerons ce qui s'est réellement passé derrière la fiction de nos jeux favoris.
Call of Duty : WW2 – Normandy Beaches, 06/06/1944, Omaha Beach
Pour commencer, examinons l'approche historique adoptée par l'édition 2017 du best-seller Call of Duty : WWII et plus précisément sa mission sur le débarquement allié.
"Big Red One" est le surnom de la 1re Division de l'Infanterie Américaine, qui a servi de base à la création du personnage 'Red' Daniels et de son équipe lorsque la série est retournée à ses origines, à savoir la Seconde Guerre mondiale, le conflit le plus meurtrier de l'histoire.
Dès le début, on retrouve Ronald 'Red' Daniels et ses coéquipiers dans un huis clos, au sein des entrailles d'un navire de guerre. Le surnom "Big Red One", qui signifie littéralement "Grand Un Rouge", fait référence aux brassards portés par chaque membre du groupe. Ainsi, le surnom du protagoniste, "Red", proviendrait probablement de là.
Les hommes attendent et se reposent dans une atmosphère où la tension et l'excitation sont ponctuées par des jeux entre camarades, des discours d'officiers, et la préparation de la bataille à venir. Les développeurs de chez Sledgehammer Games ont fait un choix plutôt surprenant en commençant le jeu par le Jour J, une bataille importante que l'on effectue avec une équipe de niveau plutôt bas.
En réalité, cependant, la "Big Red One" était déjà une division aguerrie, ayant participé à l'opération Torch, l'invasion de l'Afrique du Nord en novembre 1942, et surtout à la campagne de Tunisie, souvent mentionnée au cours du jeu avec la bataille de Kasserine en février 1943. Ils ont également pris part à l'invasion de la Sicile en juillet-août 1943, bien que cela soit moins référencé. On en apprendra d'ailleurs plus sur Kasserine lorsque Red Daniels rencontrera le chef d'équipe, le sergent William Pierson, plus tard dans le jeu.
Les coéquipiers de Daniels sont typés, voire un peu trop stéréotypés. On retrouve le petit bourgeois soldat de 1re classe Drew Stiles, surnommé "College" ; le New-Yorkais endurci et fier de l'être, Frank Aiello ; et même l'ami juif aux origines allemandes, le soldat Robert "Zuss" Zussman, un second rôle important et ami de Red Daniels. Quant à lui, ses origines sont au Texas, le "Lone Star State" - où règnent les cowboys, le pétrole et les fusils. C'est un vrai gars de la campagne, amoureux des grands espaces, sur lequel on en découvrira davantage tout au long de la guerre, à travers des événements historiques majeurs.
Le "Big Red One" était vraiment constitué de soldats issus de mondes différents. Même si certains régiments de l'armée datent de la guerre civile américaine (1861-1865), la division "Big Red One" a reçu son baptême du feu lors du déploiement des Doughboys, surnom donné aux soldats d'infanterie américains, en 1917, au cours de la Grande Guerre. La division a vu passer aussi quelques figures restées dans la petite histoire, comme Teddy Roosevelt Jr., le fils aîné du président Teddy Roosevelt, ex-gouverneur de Porto Rico. On se demande bien pourquoi on ne croise pas plus de personnages vraiment historiques dans le jeu. Peut-être des problèmes de droits d'image ou de recherche lors de la pré-production peu approfondie... En tout cas, avec de telles personnalités, assez méconnues du grand public, c'est dommage de ne pas profiter du jeu pour les découvrir.
Un débarquement toujours trop hollywoodien
La suite de l'aventure nous plonge dans le fantasme hollywoodien du Jour J : l'écran se remplit de cuirassés en pleine canonnade, de Douglas A-20 Havoc sortant des nuages au-dessus des plages du débarquement et des barges de toutes sortes qui se répandent sur une mer étonnamment... apaisée (?).
Dans les faits, le déploiement des Havoc n'a pas eu l'effet escompté, comme le disait le Colonel Herbert C. Hicks : « le Corps aérien aurait dû juste rester à la maison pour tout le bien que leur concentration de bombardement avait pu faire… »1. En gros, les pilotes ne réussissaient pas à cibler les plages correctement. Il faut aussi se rappeler que le Jour J a failli être repoussé d'un mois en raison d'une météo difficile, ce qui déplaisait fortement au chef des forces expéditionnaires alliées, le général Dwight D. Eisenhower.
On se demande bien comment ce point fondamental a visiblement échappé aux développeurs ; faire croire que le débarquement s'est déroulé sur une mer d'huile, au point que le héros puisse écrire tranquilement dans son journal intime, ne présage rien de bon sur le traitement de l'Histoire pour la suite. Heureusement qu'il y a un peu de mouvement lorsque les hommes se mettent debout dans les barques.
Comme en témoigne le capitaine 'Hank' Hangsterfer, du 16ème régiment d'infanterie, « Après un petit-déjeuner d'œufs brouillés, de bacon et de café, à 4 heures, j'ai commencé ma journée. D'abord, j'ai vérifié avec l'officier commandant du bataillon, puis je suis allé au travail dans une barque pour une journée à la plage [où j'ai] pataugé dans un marécage, esquivé les tirs ennemis, gravi une colline, trouvé un endroit sûr pour travailler et dormir. Puis je me suis reposé dans un trou individuel (foxhole) derrière une haie pour essayer de m'endormir. Personne n'était là pour me demander si j'avais passé une bonne journée. S'ils l'avaient fait, ma réponse aurait été oui et que j'étais toujours en vie »2. On comprend bien que Hangsterfer s'exprime au troisième degré et avec une ironie appuyée ; il a vécu cette journée d'enfer. Ce qui ne semble pas être le cas pour Red Daniels qui écrit à sa copine sur une mer soi-disant agitée, ou même du général Davis, qui fait un discours à ses hommes sur le pont de son bâtiment de guerre nettement trop près des canons nazis installés sur la côte normande...
Ce manque de perspicacité de la part des développeurs est aussi incroyable que les visages figés des camarades de Daniels ou même la clope au bec du pilote de la barque. On l'entend presque dire - « Sécurité opérationnelle ? Discrétion ? Mais non, pff ! On s'en fiche des snipers ou des observateurs dans les nids de mitrailleuses… » Juste avant qu'un de ses camarades ne prenne une balle en plein front. Vite fini la pause cigarette !
Une chose que l'on ne peut pas reprocher à la série Call of Duty est son réalisme dans la représentation des dégâts corporels, et cette édition ne fait pas exception. Elle est précise aussi bien dans les décapitations provoquées par les tirs que dans les corps déchiquetés par les explosions d'obus. Manuel R. Perez, membre du bataillon naval de plage - dont la mission était de rester sur la plage et d'encourager les autres à la quitter rapidement - avait témoigné en se souvenant d'un homme contre un char en panne : « Ses yeux étaient vitreux. Ses deux jambes cassées et il tenait ses tripes dans ses mains. Il était abasourdi - je ne savais pas encore s'il pouvait ressentir la douleur ou non. Sa bouche était grande ouverte en un sourire hideux.3 » Perez cassa une fiole de morphine sur la jambe de l'homme, mais ses yeux ne montraient aucun signe de vie, seul un petit mouvement oculaire signifiait l'état de choc. CoD : WWII touche à la réalité dans ce domaine et mérite bien sa classification PEGI 18+, même si certains soldats du 6 juin 1944 n'avaient pas encore l'âge de la majorité4.
En avançant sur la plage, on voit des carcasses de chars et des obstacles tchèques qui jonchent le sable. Avec plus de trente mille hommes et trois mille véhicules débarqués, la logistique était sans doute un cauchemar. Cependant, ce qui est surprenant dans Call of Duty : WWII, c'est le manque relatif de déchets par rapport à ce qui se passait ce jour-là. Certes, il y a beaucoup d'obstacles comme des ronces, des talus et des barbelés, mais la plage reste étonnamment aérée, tout comme les barges où l'on compte une quinzaine de soldats plutôt calmes au lieu de trente-six hommes terriblement anxieux à bord des LCVP (Landing Craft, Vehicles and Personnel).
De toute façon, on n'a pas beaucoup de temps pour admirer le paysage, car on est rapidement accueilli par une pluie de balles allemandes. Une fois débarqué, il faut faire attention. N'ayant pas encore pu rejoindre son équipe, Red Daniels n'a pas accès aux packs de santé. Comme dans les premiers CoD, et contrairement aux épisodes précédents, la barre de santé ne se régénère pas automatiquement. Il faut l'aide de "l'infirmier" de l'équipe, Zussman en l'occurrence.
À l'assaut des fortifications... et des tranchées !?
À l’abri du mur de plage, il est alors possible de reprendre des forces auprès de notre coéquipier, et de continuer le chemin en sortant un M1A1 Bangalore, une torpille explosive américaines servant à pénétrer les fils barbelés. De l’autre côté, Red rencontre ses premières troupes de la Wehrmacht, à l’entrée d’un système de tranchées qui nous mènent aux falaises abruptes normandes.
En réalité, ces tranchées n'existent pas. Pour moi, les développeurs les ont ajouté afin de rendre le gameplay plus linéaire, donc plus facile et plus rapide à coder (à raison d'un épisode par an, il fallait tenir les cadence...). Il est vrai aussi que le système de Widerstandsnest et de casemates mis en place par les Allemands le long du Mur de l'Atlantique aurait nécessité plus de travail artistique. Une mise en scène plus fidèle aurait été plus contraignante à réaliser que ce système de tranchées rappelant la Première Guerre mondiale, garantissant un effet anachronique.
On y retrouve même des barils de pétrole… non nécessaires aux Allemands à côté des plages, et surtout en pleine crise pétrolière – depuis 1944, la seule source de pétrole importé venait de la Roumanie5, à plus de 2,300 km de là !
En réalité, les plages de galets représentaient déjà un obstacle important et elles étaient farouchement défendues par les casemates allemandes qui abritaient des mitrailleuses et, en arrière-plan, des mortiers. Il n'y avait ni besoin ni place pour créer un système de tranchées aussi complexe que dans le jeu. L'objectif des soldats qui réussissaient à sortir de la plage était, par petites unités, de prendre les positions défensives allemandes afin de sécuriser le reste du débarquement. C'est seulement après cela que le débarquement de l'armement lourd et de la logistique nécessaire aux forces alliées pouvait commencer pour avancer vers l'intérieur des terres et les villes côtières normandes.
Malheureusement, le jeu ne répond jamais à cette question : "pourquoi faire cela" ? Il reste surtout concentré sur le "comment le faire". Certes, cela correspond pleinement à ce que l'on attend d'un jeu de tir à la première personne axé sur le gameplay au rythme élevé, mais on serait peut-être plus impliqué dans l'histoire de Red Daniels et de son équipe avec un peu plus de détails sur les objectifs des missions.
À la place, on nous laisse avec une liste d'objectifs à atteindre, sans vraiment comprendre le raisonnement derrière ces choix. Certes, il y a des ennemis à éliminer, comme c'est habituel dans ce genre de jeu, mais lorsqu'on prétend s'inscrire dans une démarche historique, le minimum serait de donner les clés de compréhension des événements au joueur sans pour autant le submerger d'informations, ce qui n'est pas le cas avec cette mission du Jour-J.
Les choix effectués par les développeurs dans ce premier niveau s'éloignent de l'Histoire. Le Jour-J n'était pas une série d'actions linéaires, loin de là, et l'on peut se demander pourquoi il faut vider de ses occupants cinq bunkers sur cinq (cocher !) dans un système de tranchées connectées les unes aux autres. Au diable l’exploration ! Ils ont même réintroduit un système d'actions contextuelles, les infâmes QTE (Quick Time Events), ce qui renforce cette impression de perdre le contrôle de la situation. On se retrouve plus préoccupé par la pression des boutons que par le suivi de l'action, comme lorsque Zussmann se fait poignarder après avoir tenté de sortir Red Daniels d'une embuscade.
L'assaut final mené contre un poste allemand caché dans une ferme, avec une bataille autour d'une cour et sa batterie de mortiers, termine la mission. Ces architectures rurales, transformées en forteresses, remontent à la période de défense contre les pirates anglais et ont bien fonctionné durant des siècles. Malgré tout, cet assaut reste l'un des moments les plus amusants de la mission. Par contre, le comportement des Allemands une fois chassés de la ferme correspond bien aux enseignements militaires d'une contre-attaque immédiate, une tactique employée par la Wehrmacht, qui privilégiait la rapidité de regroupement pour ne pas laisser l'ennemi consolider ses positions. En l'occurrence, l'un des couacs les plus flagrants se produit tout à la fin de la mission, avec la destruction d'un canon par une grenade thermite placée dans un casque en acier, entouré d'explosifs et posé à 20 cm de l'arme. C'est une méthode bien étrange.
Bref, à la fin de cette première mission de Call of Duty : WWII, je reste mitigé. Pour une série mythique qui a commencé avec la Seconde Guerre mondiale, y revenir en réinventant totalement le système de défense allemand pour en faire une série de « donjons » à prendre me déplaît. De plus, la météo ne nous permet pas d'appréhender vraiment ce que ces jeunes hommes ont pu vivre au cours de cette journée effroyable... Sur une échelle qui va du soldat de première classe au général quatre étoiles, cette mission se trouve au niveau caporal.
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1 FONTENOT Gregory, No Sacrifice Too Great: The 1st Infantry Division in World War II, University of Missouri Press, 2023, 571p, p.251.
2 CADDICK-ADAMS Peter, Sand and Steel: A New History of D-Day, London, 2019, Penguin, 1024p., p.632.
3 CADDICK-ADAMS Peter, Sand and Steel: A New History of D-Day, London, 2019, Penguin, 1024p., p.650.
4 Bill Sisk, un GI de 17 ans dans l'enfer du débarquement à Utah Beach, article du Point [consulté le 1er septembre 2023]
5 TOOZE Adam, The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin, London, 2006, 773p., p.626.
- Ralta Rédacteur
- "L'histoire sera gentille avec moi car j'ai l'intention de l'écrire." - Winston Churchill