1492 : Géopolitique d'un conclave

Du Plessis
Thématique
Époque moderne
11 avril
2016

Voilà des années, des siècles que l'on parle de réforme. Mais les sons de trompe peinent à être soutenus par des mesures énergiques.

Les papes de la Renaissance sont à l'image de leur temps. Concubinage, luxure, syphilis continuent de gangréner le Vatican. La débauche, le goût démesuré pour le luxe et autres plaisirs futiles prennent le pas sur le maintien de l'autorité pontificale et la reconnaissance du Saint-Siège comme « arbitre suprême de la Chrétienté ».

Si la rigueur du dogme catholique conditionne la stabilité sociale de la cité terrestre, la Cité de Dieu peine à se frayer un chemin dans la réalité des mœurs. L'Église combine alors le constat alarmant d'une institution malade et les espérances du nouveau siècle qui s'annonce ; car le monde bouge.

L'Europe connaît pour la première fois une certaine forme de paix. Après des siècles de présence, les musulmans ont été finalement chassés de leur dernier bastion enclavé sur la partie ouest du continent. Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille, Souverains très catholiques, sont en effet parvenus à prendre Grenade aux Maures le 2 janvier 1492, unifiant ainsi toute l'Espagne.

De son côté, la France très chrétienne a triomphé de l'Anglois, repoussé jusqu'à Calais. Elle a annexé l'Artois, la Picardie et la Franche-Comté. Avec la mort de Charles le Téméraire, en 1477, la Bourgogne est également venue compléter la toile. Bref, la pacification en interne lui a permis de reparaître au dehors. Elle ne craint pas de faire spectacle de son ambition, lorgne ouvertement la péninsule italienne, et plus précisément le Royaume de Naples.

L'antique basilique de Saint Pierre en l'an 1450
L'antique basilique de Saint Pierre en l'an 1450

Quand Dieu s'efface...

Innocent VIII, pape depuis huit ans, s'éteint le 25 juillet 1492. Son cadavre est à peine refroidi que s'engage déjà la lutte pour sa succession. Du côté des cardinaux, les insultes fusent, on en vient même aux mains. Mais comparé au chaos qui se déroule en dehors du Palais apostolique, c'est une pantalonnade d'estrade.

L'habituel désordre qui succède à la mort du pontife se révèle particulièrement meurtrier. Les grandes familles, notamment les Orsini et les Colonna, se mobilisent. Leurs hommes de main s'affrontent pour contrôler les points stratégiques de la ville et tentent de contenir une population désireuse elle aussi de s'emparer du trésor pontifical.

En quelques heures, on dénombre déjà plus de deux cents meurtres. Il faut toute l'énergie des cardinaux pour remettre en ordre la situation. Et le 6 août 1492, les vingt-trois cardinaux présents à Rome entrent enfin en conclave.

Un conclave est toujours un fantastique défouloir diplomatique. Entre menaces, manipulations, et affrontements parfois physiques, les hérauts de la Chrétienté se jettent corps et âme – quitte à perdre la seconde au passage – pour s'emparer du trône de Saint-Pierre.

Les prétendants sont nombreux. Florence est en situation délicate. Laurent le Magnifique est mort le 8 avril précédent. Le fils Pierre n'a pas suffisamment d'envergure et d'expérience en politique pour pouvoir imposer un candidat. Quant au jeune cardinal Giovanni, il n'a pas eu suffisamment de temps pour établir une clientèle dévouée.

Parmi les favoris, on trouve le cardinal Rodrigo Borgia, surnommé le Catalan. Il a pour lui une solide expérience. Mais voilà une éternité qu'il attend patiemment son tour. Bien qu'espagnol, il a eu le temps de s'acclimater au théâtre instable de l'Italie. Il sait quels ressorts agitent une péninsule fractionnée en royaumes, duchés et autres républiques. Les liens avec les familles romaines sont d'ailleurs suffisamment entretenus pour influencer la politique pontificale. Dans un conclave, c'est pourtant une force qui peut être tournée en faiblesse. Rodrigo en a pleinement conscience.

Et si la perspective d'élire un pape non-italien, en raison d'une xénophobie latente, ne réjouit aucunement au premier abord, la haine mutuelle que se voue napolitains, milanais ou vénitiens pourrait les pousser dans les bras d'un homme dont l'élection ne conviendrait certes à personne mais en fin de compte arrangerait tout le monde. Il faudra donc faire utilement pencher la balance.

Un Espagnol sur le trône de Pierre

Portrait du Pape Alexandre VI par Cristofano dell'Altissimo
Portrait du Pape Alexandre VI par Cristofano dell'Altissimo

Seulement, Borgia doit compter avec un adversaire aussi résolu que lui : Giuliano della Rovere. Et si Borgia déteste della Rovere, della Rovere hait Borgia. Ce génois colérique (et sodomite) peut compter sur des soutiens financiers pour le moins conséquents : il s'est vu remettre à sa disposition la somme de deux cent mille ducats par le roi Charles de France et cent mille par la république de Gênes.

Toutefois, ces appuis ne sont un secret pour personne et suscitent une grande méfiance au sein du Collège des cardinaux. Ils n'ont pas oublié la grande emprise que celui-ci avait exercée sur le pontife précédent.

Ascanio Sforza et Ardicino della Porta, les représentants du camp milanais, souffrent eux-aussi du capital de puissance dont ils pensaient pouvoir tirer avantage mais qui, au final, alimente plus la crainte que le ralliement.

Au terme du troisième tour du scrutin, il apparait évident que ni Sforza ni della Rovere ne seront en mesure de s'emparer du trône de Saint Pierre. Oliviero Carafa et Rodrigo Borgia gardent ainsi toutes leurs chances. Néanmoins, le Catalan se montre plus habile que son confrère napolitain. N'ignorant rien de la rivalité qui existe entre Naples et Milan, et mettant à profit son expérience, il multiplie les concessions à l'égard d'Ascanio Sforza.

Harcèlement et menace, conciliation et graissage de patte, Borgia navigue entre les différentes voies de la diplomatie. Une méthode tortueuse qui finit par payer, le Milanais cède. En échange de la vice-chancellerie, fonction la plus importante après celle de pape et surtout la plus lucrative, Sforza lui offre non seulement sa voix mais aussi celle de della Porta. En comptant son vote, Borgia obtient ainsi quatorze voix. Il ne lui manque plus que celle du vieux vénitien Maffeo Gherardo. Ce dernier finit par rejoindre les soutiens de l'Espagnol et lui apporte sa voix au moment où vient l'heure du scrutin définitif.

Ainsi, dans la nuit du 10 au 11 août 1492, Rodrigo Borgia devient le nouveau pontife et prend le nom d'Alexandre VI. L'esprit saint s'est manifesté...

Contrairement à ce que Guichardin (grand historien de l'époque mais aussi fidèle serviteur des Médicis) a conté par la suite, cette élection fut dans l'ensemble accueillie positivement. Les trente-cinq années de vice-chancellerie, ainsi que ses qualités d'administrateur et de diplomate faisaient de lui un successeur naturel. D'autant que la période trouble que traversait l'Italie nécessitait une certaine expérience des affaires d'État et de la clairvoyance vis-à-vis des nouveaux enjeux géopolitiques.

Le fait qu'il ne soit pas italien – malgré le mépris que cela suscitait autour de lui – constituait également un avantage. En effet, il pouvait s'imposer comme un juge crédible dans l'arbitrage des relations tumultueuses qui existaient entre les grandes familles à l'intérieur de Rome.

Au moment de son élévation au pontificat, Alexandre VI sait d'ores et déjà qu'il aura maille à partir avec les ambitions de chacun.

Bientôt la fleur de lys française va s'inviter dans la danse et donnera le coup d'envoi des Guerres d'Italie. Elles ne s'achèveront qu'en... 1559.

Bibliographie

  • Marcel Brion, Les Borgia : Le Pape et le Prince, Editions Tallandier, 2011, 326 pages.
  • Ivan Cloulas, Jules II : Le Pape terrible, Fayard, 1990, 390 pages.
  • Jacques Heers, La vie quotidienne à la Cour pontificale au temps des Borgia et des Médicis, Hachette, 1986.
  • Du Plessis Ancien membre d'HistoriaGames
  • "La politique consiste à rendre possible ce qui est nécessaire." (Richelieu)