Philippe V d'Espagne, un roi double-face

9 juin 2014 par El Mazan | Grand Homme de l'Histoire | Époque moderne | Histoire

Philippe V, un roi double-face

L'Espagne du XVIIIe siècle entre, avec l'arrivée des Bourbons, dans une période de changement et d'évolution. Dès 1700, année de la mort du roi d'Espagne Charles II, le duc d'Anjou, futur Philippe V (1683-1746), apprend sa nomination en tant que successeur à la couronne d'Espagne. Le pays s'apprête donc à passer des Habsbourg aux Bourbons.

Il s'agit d'un bouleversement pour une Espagne décrite en déclin, mais qui reste en réalité une puissance de premier plan en Europe notamment grâce à ses possessions coloniales. Le testament de Charles II sonne comme le début d'une période sanglante en Europe puisque s'ouvre la guerre de succession d'Espagne (1701-1714). La peur de voir la France, la grande puissance du moment, et l'Espagne, l'empire colossal, être réunies sous la même famille entraîne la formation de la « Grande Alliance » contre ces dernières.

Ce conflit prendra racine en Espagne (guerre civile) et en Italie surtout. L'issue marque un tournant dans l'Histoire européenne, les Bourbons sont maintenus en Espagne, mais en contrepartie Philippe V et Louis XIV doivent renoncer à unir les deux couronnes et surtout l'Angleterre devient la plus grande puissance maritime en acquérant l'asiento et des territoires stratégiques.

Le règne de Philippe V débute néanmoins dès 1701 sous la tutelle de la France, un règne qui dans l'historiographie pose de nombreux débats notamment sur la question de l'importance de l'influence française sur le Roi, de l'emprise des deux femmes sur ce dernier et surtout la question de l'absolutisme espagnol.

Hyacinthe Rigaud. Philippe V, 1701. Musée de Versailles.Philippe V, une personnalité complexe

Philippe V a fait l'objet d'un débat important parmi les historiens. En effet, il est souvent décrit comme un roi extrêmement faible sous la tutelle exclusive de la France ainsi qu'un roi marquant le déclin espagnol. Cependant l'historiographie récente a nuancé ces propos, l'influence française ne serait ni si importante ni exclusive. Philippe V est un roi à la personnalité complexe alternant entre faiblesse et puissance, influence et propre pouvoir décisionnaire.

Celui qui ne devait pas être roi

Pour bien comprendre la personnalité de Philippe V, il nous faut intégrer le fait qu'il s'agit d'un homme qui ne devait pas être roi et qui n'a pas été éduqué pour l'être. Nous pouvons distinguer deux phases dans l'éducation du jeune Philippe V, l'avant et l'après-nomination à la succession d'Espagne.

Le duc d'Anjou est le second fils de Monseigneur fils de Louis XIV et de Marie-Christine de Bavière, il n'avait pas encore dix-sept ans lorsque Louis XIV le reconnut pour roi d'Espagne. Non seulement il ne parlait pas le castillan, mais surtout il avait été élevé comme un cadet dont le destin serait la soumission constante à son aîné qui lui, serait amené à régner. Le souvenir de la Fronde menée en grande partie par Gaston d'Orléans, oncle de Louis XIV, demeurait important puisqu'il continuait d'infléchir la formation des princes cadets. Deux personnalités importantes étaient chargées de l'éducation et de l'instruction des jeunes princes : le duc de Beauvillier en tant que gouverneur des Enfants de France et le grand Fénelon comme précepteur.

Ces deux personnages faisaient partie des hommes les plus influents de la cour bien que tous deux jugeaient l'absolutisme comme néfaste au royaume. Des idées que l'on retrouve partiellement dans l'éducation que les enfants royaux reçurent, notamment par Fénelon de façon souple, insinuée dans Les Aventures de Télémaque. L'enseignement fut conçu pour les trois princes de manière accessible, voire attrayante, avec une vie de grand air afin de leur assurer une bonne résistance physique puisque les cadets devaient théoriquement servir aux commandements des armées. L'éducation religieuse était sérieuse, mais pas pesante ou formaliste. La vie de cours pour les garçons se cantonnait à une aile du château de Versailles avec comme simple exception d'assister à quelques concerts de musique ou de représentations théâtrales.

Les professeurs tentèrent aussi de leur inculquer une sorte de morale royale et privée, ce que Philippe V appliqua fermement. Mais cela eut comme défaut majeur une faiblesse dans l'exercice de la volonté conjuguée à une forte indécision. Des défauts déjà présents naturellement comme nous l'explique Bottineau « Philippe V les avaient-ils hérités d'un père peu énergique et d'une mère profondément triste ».

L'art de la politique et la littérature dans l'éducation de Philippe V se contentaient du strict minimum pour faire de lui un honnête homme soumis à son frère ainé. Fénelon tacha tout de même d'inculquer au duc d'Anjou la proscription du luxe et la mise en tutelle des arts en refusant l'excès des arts somptuaires. Cependant il s'agit d'un échec, car le futur roi était déjà sensible et intégrait déjà l'art monarchique de son grand-père simplement en admirant de manière partielle l'exemple de Versailles. Nous pouvons voir dans cette remarque un trait important chez Philippe V, son idéal versaillais était dès le départ erroné par la version partielle qu'il en avait en tant que cadet de famille. Cette première étape de l'éducation de Philippe V démontre avec force les premières faiblesses du roi qui n'était pas prêt à gouverner.

François, baron Gérard. Philippe de France proclamé roi d'Espagne, 1800-1824. Propriété privéDu moment où sa nomination fut effective, le duc d'Anjou entra dans une autre dimension avec une éducation royale renforcée hâtivement pour un laps de temps extrêmement court. Il devait en peu de temps comprendre la marche des mécanismes absolus, que ce soit dans l'administration, dans le cérémonial ou dans les arts. Son grand-père le traita immédiatement en roi avec tout le faste possible. Le Roi-Soleil lui remit des instructions précises sur la hauteur morale et la sagesse politique en insistant fermement sur la nécessité d'entretenir des liens privilégiés avec la France. L'influence française débutait ainsi avant même le départ de Philippe V pour l'Espagne. En quelques semaines, Philippe V du prendre connaissance de la monarchie absolue et de ses prérogatives immédiates comme le fait de diminuer l'importance du clergé et de l'inquisition en Espagne, à cacher ses défauts en renforçant la représentation à la mode louis-quatorzienne et en annihilant la noblesse hispanique.

Le départ pour l'Espagne eut lieu en décembre 1700, le trajet étant le dernier moment important d'instruction pour le jeune roi lors des entrées dans les villes, dans le contact avec la noblesse hispanique. Louis XIV appliquait subtilement, pour ne pas froisser l'empire autrichien, les premiers états de dépendance de l'Espagne envers la France. Philippe V était un bourbon français venu gouverner de façon nouvelle l'Espagne avec une relation privilégiée avec la France.

Il nous faut signaler le paradoxe du testament du dernier Habsbourg d'Espagne. Celui-ci écartait l'archiduc Charles, qui connaissait la langue de son royaume éventuel et avait été éduqué, sur l'ordre de son père, dans la perspective qu'il régnerait à Madrid. Il désignait le duc d'Anjou, qui avait été préparé à ne pas régner, il y a là du reste s'il en était besoin, l'indication que Louis XIV n'a vraiment songé à installer sur le trône d'Espagne un prince de son sang que très tardivement.

Le portrait du duc d'Anjou, décrit ainsi, comprend un dernier trait essentiel. Ce cadet formé à l'obéissance, manquait déjà par nature de volonté Il n'a donc reçu qu'une éducation partielle dans l'exercice du pouvoir absolutiste apportant ainsi les premiers éléments de réponse à notre questionnement. Cette éducation partielle est encore aggravée par la personnalité naturelle de Philippe V qui est par bien des points ambivalente.

« Un Roi double-face »

Louis-Michel Van Loo. Philippe V, 1745. Musée de Versailles.Philippe V, comme son règne, souffre d'une importante ambivalence. À l'image de sa maladie, la neurasthénie (une fatigue anormale et persistante), il alterne entre des qualités royales, des actes de puissance et des défauts plus importants encore. La donnée constante chez lui est la dévotion religieuse sincère qu'il possède et qui va guider l'ensemble de sa vie notamment lors de son abdication.

Ces qualités sont soulignées par ses instructeurs notamment Beauvillier qui voyait en lui un homme réfléchi, sensé, fort physiquement. Nous les retrouvons lors de son règne, dans ses campagnes militaires et dans la royauté qu'il mit en place. Par certains faits, sa capacité à s'accommoder, à concilier et à se soumettre ont pu lui permettre de s'assurer un soutien important en Espagne, nobles et populations. Il réussit à passer du statut de roi étranger à roi espagnol assez rapidement, avant même la fin de la guerre de succession d'Espagne, puisqu'il cède à une partie de la noblesse castillane leurs prérogatives comme la survivance du conseil de Castille où siégeaient les grands. Il se fait respecter en étant un chef militaire victorieux et intelligent qui n'a pas eu peur de commander directement ses troupes en campagne. En s'assurant le soutien militaire, il s'affirme roi d'Espagne surtout depuis l'importance qu'a pris le corps militaire dans la royauté moderne.

Il sait aussi imposer militairement ses décisions et son pouvoir, l'exemple le plus marquant est bien entendu la Nueva Planta où il punit le soutien catalan à son adversaire à la couronne hispanique l'archiduc Charles. Par cet acte, il arrive à contrôler de façon complète une région qui jusque-là avait toujours gardé une certaine autonomie même du temps du grand Charles Quint, la couronne espagnole est enfin unifiée intégralement.

Philippe V dans les campagnes italiennes et dans les relations internationales, eut le génie d'être un négociateur hors pair sachant mettre en valeur ses atouts et ses succès. Dans sa vie plus personnelle, il est un homme de chasse, aimant le grand air, les balades, l'effort physique témoignant d'une certaine vivacité. Pour ce qui concerne l'art, il est dans les premiers temps très français il aime l'art somptuaire, classique où le roi exerce un contrôle absolu. Ces qualités sont malheureusement battues en brèche par ses défauts qui resteront dans l'imaginaire collectif les caractéristiques de sa personnalité.

Louis-Michel Van Loo. Philippe V et sa famille, 1723. madrid, musée du Prado.Philippe V est par bien des points un homme faible et indécis comme l'écrit Baudrillard. Sa nature accentuée par son éducation l'a handicapé dans sa tâche royale. Nous l'avons vu il ne devait pas être roi, nous pouvons supposer que Louis XIV s'il ne s'est que tardivement penché sur l'idée de placer son petit-fils sur la couronne hispanique est peut-être due au fait que le duc d'Anjou ne présentait pas les prérogatives pour exercer le pouvoir royal de façon absolue. Il est décrit dans les sources comme grave, triste, apeuré perpétuellement, nostalgique de sa condition de cadet. Il s'agit d'un homme soumis aux forces qui l'entourent, qui doit réfléchir longuement et concerter son entourage pour prendre des décisions. Philippe V est un fervent et sincère religieux, ni son éducation ni son entourage n'ont pu le rendre ainsi. La religion est à l'époque omniprésente, sa mélancolie et la recherche d'équilibre qu'il entretient ont pu le pousser à être si pieux, mais ce ne sont que des hypothèses. Nous pouvons aussi émettre l'idée qu'en étant français, pays des rois très chrétiens surtout depuis la révocation de l'édit de Nantes en 1692 par le Roi-Soleil, conjugué par le fait qu'il est le roi de la nation des Rois Catholiques ont pu aussi favoriser cette piété excessive. Il pourrait paraître anecdotique d'évoquer cette caractéristique, mais elle est tellement importante durant son règne que nous ne pouvons l'évincer. L'abdication de ce dernier sert de preuve irréfutable à nos arguments. Elle est selon Baudrillard confirmée par Bottineau uniquement dû au besoin de repos suite à sa maladie, de retraite, d'introspection et de relation mystique avec Dieu.

Pour résumer, Philippe V est dépendant de sa maladie, psychosomatique, qui l'oblige à alterner moment d'euphorie et de bien-être avec des moments de solitude, de faiblesse. Il est obligé pendant ces longues crises de vivre la nuit. Ces caractéristiques nous permettent de comprendre le règne en demi-teinte de Philippe V. Il faut néanmoins approfondir l'influence qu'il subit quotidiennement puisqu'elle guide en partie sa politique.

Un règne sous influence constante

Yves Bottineau explique de façon certaine que Philippe V est un roi supportant une influence constante que ce soit dans le domaine politique qu'artistique. Cependant, il remarque aussi que nous pouvons définir deux grandes périodes d'influence : uniquement Française de 1700 à 1715 et pour reprendre Bottineau « le moment de la nostalgie française et l'obsession italienne » de 1715 à 1746.

Philippe V avant de devenir un Espagnol est un français, petit-fils de Louis XIV qui n'est autre que le Roi-Soleil, le centralisateur. Il est presque naturel d'affirmer le lien inévitable entre la France et l'Espagne. Louis XIV en voulant placer son petit-fils à la tête de l'Espagne se met à dos l'ensemble de l'Europe établissant par la même occasion une dépendance de Philippe V à sa personne.

Jusqu'en 1715, Philippe V n'est rien sans l'aide française et subit l'écrasante personnalité de Louis XIV. Dès juin 1701 et jusqu'en 1708, la monarchie espagnole est dirigée de fait par Louis XIV, qui envoie conseillers et ambassadeurs à Madrid, après avoir constaté les faiblesses de Philippe V. Ensuite, et ce jusqu'en 1715, Louis XIV change de politique, il ne gouverne plus, mais les gouvernements agissent en étroite collaboration, ce qui continue de lui donner un poids certain dans le règlement des affaires espagnoles.

Miguel Jacinto Melandez. Marie-Louise de Savoie, 1708. Madrid, musée Cerralbo.La France est donc présente de façon physique durant la première partie du règne de Philippe V. Il entretenait une correspondance très suivie avec son grand-père, son mariage avec Marie-Louise de Savoir en 1701 et la venue en tant que Camarera Mayor de la princesse des Ursins, toute dévouée à Versailles et amie de Madame de Maintenon, maintinrent une relation importante entre les deux cours. Cette dernière est de plus l'âme du gouvernement de Madrid avec une influence absolue sur le couple royal. Catherine Désos explique clairement que la première partie du règne de Philippe V doit être placée sous le signe français. L'entourage fortement composé de Français ou de partisans français acheve d'encrer cette influence. Le roi est sous la coupelle de deux femmes profrançaises puisque comme nous l'avons vu, il est par nature soumis. L'historiographie témoigne aussi de cette présence française, il y a autant voir plus d'historiens français sur la question du règne de Philippe V que d'espagnol. Philippe V est une figure à la fois espagnole et française.

Louis-Michel Van Loo. Elisabeth Farnèse, 1743. Musée de Versailles.La mort de la reine et le second mariage du roi (décembre 1714) avec Isabelle Farnèse, une princesse parmesane, ainsi que la mort de Louis XIV, ont pu faire penser que le roi allait oublier sa première partie. Il n'en est rien, mais elle prend une forme différente, l'influence française reste présente, mais de façon bien plus symbolique ou du moins bien moins importante. Il s'ouvre une période d'équilibre entre les influences espagnole, française et italienne.

Philippe V est au cours du temps devenu un roi lié à son peuple dans une relation réciproque, il a réussi à s'imposer dans son nouveau pays et à se faire aimer de la Castille. De fait il prend certaines caractéristiques, coutumes, étiquettes hispaniques. Les Grands d'Espagne qui n'oublient jamais leurs propres intérêts vont aussi avoir une importance dans la politique et dans l'art monarchique du roi. Enfin la reine avec son fidèle Alberoni devenu de 1715 à 1719 le valido du roi, exerce comme la reine précédente une influence importante. Philippe V est un roi amoureux, qui ne succombe pas au péché de chair et subissant l'influence des reines. Néanmoins Isabelle va être une politicienne hors pair et une femme aimante puisqu'elle conjugue à merveille ses propres intérêts, imposer ses origines tout en n'oubliant pas les aspirations de son mari. L'Italie devient une influence grandissante.

Philippe V en cumulant les deux nouvelles influences va commencer à rêver de l'ancienne grandeur espagnole en Italie, à s'éprendre de la musique et surtout de l'art italien. L'entourage cosmopolite de Philippe V prédisposé à être influencé va être omniprésent dans sa politique, dans ses goûts et dans son mode de vie.

Notre étude portant sur la personne même du roi Philippe V était obligatoire afin de cerner sa politique. En effet, nous allons y retrouver sa personnalité, sa dualité et l'ensemble des influences qu'il subit.

L'impossible absolutisme

Philippe V ne peut pas être par nature absolu. L'historiographie est d'accord sur ce point, il ne possède pas les caractéristiques spécifiques pour exercer une telle politique.

Philippe V possède une dualité extrême en lui que ce soit au niveau de sa personnalité ou de sa politique. Il oscille entre puissance et faiblesse perpétuellement. Philippe V, à la différence de son grand-père, n'a pas le charisme pour centraliser autour de sa personne l'ensemble des pouvoirs de la royauté. Sa maladie et sa personnalité l'empêchent en partie d'être ce type de roi. Il varie continuellement dans ses humeurs, dans sa vitalité, il vit principalement la nuit.

José PatiñoPour compenser ses besoins, il doit s'entourer d'hommes nobles capables de le seconder. La puissance des ministères peut alors conduire à « un despotisme ministériel ». Tel est le jugement que nous avons porté pendant les années où José Patiño a été secrétaire d'État pour Philipe V. En 1726, celui-ci devient secrétaire de la Marine et des Indes, en ajoutant quelques mois plus tard le secrétariat des Finances. En 1730, il remplace son frère à celui de la Guerre en gardant les deux autres postes, avant d'obtenir l'Estado en 1734. Sauf pour celui de la Justice, occupé par José Rodrigo, sans grande envergure, Patiño occupe donc tous les secrétariats, jusqu'à sa mort en 1736. José del Campillo le remplaça à la tête de trois secrétariats.

Ceux ne sont pas des situations de valimiento, aboli par Philippe V dès son arrivée, mais elles questionnent sur les liens entre le souverain et des ministres de plus en plus puissants, qui vont jusqu'à faire office de premier ministre dans les faits. La situation se rencontre en France sous Louis XV avec l'abbé Dubois et le cardinal de Fleury, qui ont été tous deux principal ministre. La question est importante, elle pose le problème d'un système qui se baserait sur un gouvernement personnel, mais où les conseils, même au pouvoir réduit comme celui de Castille, et les secrétaires ont un pouvoir de préparation des textes et des dossiers, où l'administration propose et où le roi fait le choix d'accepter ou non.

Philippe V est aussi sous l'influence de sa propre cour et de ses femmes. L'exemple financier est tout à fait parlant de ce problème. La rentrée régulière et importante de revenus, en particulier de liquidités monétaires, fait partie de toute politique de renforcement de l'État et la monarchie absolue considère avant tout ses sujets comme des contribuables. Pour améliorer le prélèvement royal, les fermiers d'impôts ont de moins en moins de pouvoir, grâce aux mesures successives d'Orry, de Campillo et finalement d'Ensenada qui les suppriment au début du règne de Ferdinand VI et généralisent l'administration directe des recettes (alcabala, millones, renta, cientos et diverses autres taxes…). Les mailles du filet fiscal se resserrent et l'État triple ses revenus.

Cependant, l'impôt est tout sauf généralisé dans la couronne d'Espagne. Les provinces basques et la Navarre continuent d'être dérogées grâce à leurs fueros. Ainsi, un droit coutumier ancien, que Philippe V n'a pas supprimé pour des raisons pratiques puisque les provinces l'ont soutenue pendant la guerre, est le symbole même des limites de sa volonté absolutiste. En France, les États provinciaux des pays d'État se retrouvent être une force financière pour la couronne, même plus facilement que dans les pays d'élection; en Espagne, le roi n'obtient rien de ses provinces foralistes.

La monarchie absolutiste propose un discours de centralisation, alors même qu'elle continue à être composée de couronnes, comme celle d'Aragon, qui pourtant est désormais régie par les décrets de Nueva Planta, y compris pour les impôts. Les structures de la société léguée par les Habsbourg, qui eux-mêmes s'étaient opposés aux fueros notamment pour les impôts, ne sont pas résolues par l'absolutisme bourbonien. Les projets de contribution universelle pour toutes les couches de la société de toutes les provinces échoueront tout au long du XVIIIe siècle, comme les tentatives de cadastre.

Or, la monarchie n'arrive jamais à couvrir ses dépenses et se trouve donc en état de faiblesse à tout moment, à cause de ce manque de rentrées fiscales. La monarchie absolutiste est avant tout un régime qui entreprend des mesures qu'elle n'a jamais les moyens de mettre en place. Les projets pour les palais, inspirés de Versailles, abandonnés par manque d'argent, la coûteuse politique italienne de Philippe V et la reconstitution d'une flotte, prestigieuse certes, mais où les marins affamés criaient « Pague el Rey ! », le montrent bien. Cela rappelle les armées de Louis XIV, qui étaient si glorieuses, mais qui dévastaient et vivaient sur le pays, faute de solde.

Philippe V dans sa politique n'est pas absolu. Il tente de l'être, mais n'y parvient pas à cause de sa propre personne et surtout du contexte de son pays, l'Espagne est un royaume divisé empêchant par nature d'être absolu. Cependant, le principal défaut de Philippe V est le manque de représentation qui lui permettrait de former un culte royal comme le faisait son grand-père.

Une étiquette absolue inexistante

L'influence de l'étiquette française se retrouve en plusieurs endroits. Déjà, la garde royale créée en 1702 comprend un régiment flamand habillé comme les gardes suisses de Louis XIV et un autre, espagnol, habillé comme les gardes que le roi français avait envoyé pour garantir la sécurité de son petit-fils. La ressemblance est telle que Saint-Simon, en voyage à Madrid, écrit : « arrivant sur la place publique, je me crus aux Tuileries ». La cour elle-même s'habille à la française avec perruques, culottes et habits chamarrés, le roi ne se vêtant à l'espagnole que rarement, il suffit d'observer la cérémonie de remise de la Toison d'or à Berwick pour s'en assurer. Plusieurs cérémonies sont également réglées par l'étiquette française: les repas, les levers ou encore les accouchements. Les nobles sont admis dans les appartements royaux en diverses occasions. Le rôle de représentation publique se met en place, sous l'œil vigilant de Louis XIV, qui avait décrété dans ses instructions l'abolition de l'ancienne étiquette espagnole, support du roi caché: dans le système absolutiste, la légitimation du pouvoir royal comprend une dimension domestique essentielle. Ainsi, la puissance et la renommée de l'image de Versailles sont telles que le roi espagnol copie un système d'apparence, et d'apparat, glorieux, comme d'autres princes le feront ensuite.

Cependant la vie de cour reste médiocre, car Philippe V est peu capable d'animer une société et il y a peu de fêtes et de plaisirs. C'est une différence essentielle avec le Versailles de Louis XIV, où le roi est avant tout un personnage public autour duquel tout gravite. Philippe V avait davantage le goût de la retraite, mais un autre problème l'a contraint à avoir une vie plus solitaire, sa maladie. Elle a obligé les deux reines successives, Marie-Louise de Savoie et Élisabeth Farnèse, à le cacher. L'abdication est le résultat de son caractère, de sa maladie et de sa croyance, nous pouvons même nous demander si être roi n'était pas plus une contrainte pour lui plus qu'une agréable mission.

Comme Louis XV et Louis XVI par la suite, le roi suit l'influence de l'époque en recherchant une certaine intimité. Comme Louis XVI, il sera également un roi sans maîtresses, exemple que suivront ses deux fils et qui étonne les étrangers. En effet, avoir des maîtresses participait au rôle public du roi qui devait montrer vigueur et générosité dans tous les domaines, même ceux qui semblent relever de la vie privée inventée au XVIIIe siècle.

La façade de la Granja suite aux apports italiens successifs de 1720 à 1737. Ségovie, La Granja de San Ildefonso.La Granja (son domaine de retraite, basé à côté de Ségovie et entièrement rénové, agrandi par Philippe V), bien que vue comme un mini Versailles, ne revêt pas la même fonction. Elle est trop étroite pour recevoir une cour entière, seule quelques nobles intimes sont admis même la famille royale ne peut rentrer entièrement. Le roi ne siège pas au centre du lieu, la chapelle domine l'ensemble. La Granja est un lieu de retraite spirituelle où la musique est religieuse, les activités journalières sont pour la moitié des prières. Les peintures ne sont pas présentes pour le glorifier, mais pour l'apaiser. Saint-Simon décrit le lieu comme un désert où la vie se meurt et que seul un homme tourmenté comme le roi peut aimer et supporter. Le thème iconographique des statues sert d'argument à cette volonté de faire de la Granja le lieu de repos et de régénérescence. Les femmes et Diane, symbole de la lune, sont au centre, mais nous n'avons pas d'Apollon comme à Versailles. Philippe V n'use pas de pouvoir de représentation en ce lieu, il n'est là que pour se faire du bien et il y parvient. Saint-Simon offre une vision positive de la Granja puisqu'elle réussit à rendre vivant Philippe V.

Nous pouvons avancer l'hypothèse que c'est parce que la Granja n'a pas d'utilité pour un roi absolu qu'elle lui donne autant de bonheur. Elle est simplement faite à son image, ambivalente, nostalgique, lunaire, apaisante. La réunion de ses passions, de son enfance, de l'art et d'une occupation fait de la Granja le symbole de Philippe V.

Après avoir apporté la preuve que Philippe V n'est pas absolu, il ne faut pas oublier qu'il est un roi qui a apporté une certaine modernité à l'Espagne. Cette modernité est visible dans la Granja. Philippe V est en premier lieu le seul roi à avoir tenté d'imiter l'absolutisme français quitte à devenir impopulaire. Cette tentative bien qu'infructueuse apporte sans volonté précise une nouvelle façon de gouverner entre absolutisme et despotisme. Il contrôle certaines caractéristiques royales comme les arts, le pouvoir décisionnaire final, mais pour fonctionner il s'appuie sur une noblesse puissante. La Granja apporte une modernité sur plusieurs points. Les jardins ne sont pas totalement d'inspiration versaillaise sans être un défaut. Les jardins en incorporant la nature déjà présente sans vouloir la contrôler totalement donnent l'impression d'être dans une phase de jardin à l'anglaise où l'on guide simplement la nature. La présence de diverses influences rappelle la naissance du mouvement des Lumières et du cosmopolitisme où les avancées sont partagées plus facilement. La Granja intègre pleinement les sentiments, la personnalisation, l'unicité d'un futur romantisme. Elle est par bien des points avant-gardiste.

Les derniers mots...

Philippe V marque l'évolution dans une Espagne en reconversion. L'étude nous a permis de mieux comprendre l'ensemble du règne de ce Roi tant débattu. Le terme de « Roi double-face » lui correspond parfaitement puisqu'il jonglera tout au long de sa vie entre vivacité et mélancolie, entre son amour pour la France et celui pour son nouveau royaume et surtout en subissant l'influence de ses deux femmes. Il ne faut pas tomber dans l'effet inverse en voyant en Philippe V un roi faible, une Espagne en déclin permanent. En effet, son règne est un règne de transition puisqu'il amène les premières formes du despotisme éclairé et du cosmopolitisme initié par le mouvement des Lumières.

Philippe V a été le seul souverain à appliquer le modèle louis-quatorzien du vivant du monarque français. Imprégné par le modèle absolutiste, il n'a pas eu besoin de le comprendre pour l'appliquer et a profité de la situation exceptionnelle que lui offrait la guerre de Succession d'Espagne pour développer ce système, toutefois de manière pragmatique et non systématiquement. Ce système aura surtout lieu sous Charles III, qui renforce le pouvoir de l'État, jusqu'à vouloir régenter l'habillement de ses sujets.

Bibliographie

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  • BOTTINEAU (Yves), L'art de cour dans l'Espagne de Philippe V 1700-1746, Paris, Mémoires du musée de l'île-de-France Château de Sceaux, 1993, 750 pp.
  • DIGARD (Jeanne), Les jardins de la Granja et leurs sculptures décoratives, Paris, 1933.
  • El Mazan Chroniqueur, Historien

  • « Fais-le ou ne le fais pas…. Il n’y a pas d’essai. » Yoda
  • « J’ai pu me tromper, mais je n’ai jamais trompé personne » Marquis de La Fayette