Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villes

L'Amiral
28 octobre
2019

7 décembre 1941 : le Japon attaque les États-Unis à Pearl Harbor. À partir du lendemain, plusieurs sous-marins océaniques japonais sont envoyés patrouiller le long de la côte ouest des États-Unis afin d'y couler des navires marchands.

Le commandant Kozo Nishino, lui, va plus loin avec son I-17 : il fait surface le 23 février 1942 au large de Santa Barbara, en Californie, et tire une vingtaine d'obus avec son canon de pont sur un dépôt pétrolier côtier.

Chez les Américains, c'est la stupeur : le territoire national peut être menacé par des submersibles, et les Japonais ont alors démontré leur maîtrise des porte-avions.

L'état-major américain envisage alors plusieurs scénarios, dont notamment un où l'aviation japonaise cible les usines du pays, paralysant la machine de guerre américaine. Pour remédier à ça, des spécialistes d'Hollywood sont appelés à la rescousse avec une mission : soustraire à la vue des aviateurs les énormes usines.

C'est la côte ouest, allant de San Francisco à Seattle, qui est au centre de l'attention de l'état-major américain pour sa proximité avec le front japonais. Plusieurs usines majeures d'armement sont alors établies le long de la mer et dans un rayon de 150 kilomètres à l'intérieur des terres, et toutes sont essentielles pour l'effort de guerre américain.

Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villes  Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villesL'usine Boeing Plant 2 photographiée avant son camouflage. Ses dimensions hors-normes montrent les capacités de production énormes de la machine de guerre américaine.

Parmi celles-ci, deux sont jugées prioritaires pour ce projet un peu fou : l'usine Boeing Plant 2 près de Seattle (comté de King) et celle de Lockheed Vega, près de Los Angeles.

Inaugurée en 1936, la première est alors un complexe industriel hors-normes : 165 000 m²... pour produire les fameux B-17, bombardiers qui vont entrer dans l'Histoire. Lockheed Vega, elle, est spécialisée dans les chasseurs et notamment dans la production du P-38 Lightning, chasseur bipoutre qui va être très apprécié par les aviateurs1.

Le bombardement de Santa Barbara par le I-17 marque durablement les esprits américains – alors qu'aucun obus n'a fait mouche. Un réalisateur de décors pour l'industrie du cinéma d'Hollywood, John Stewart Detlie, est appelé à la rescousse sur la Boeing Plant 2. La tâche est immense, et le cahier des charges très strict : il faut camoufler les usines de telle manière que la production n'en soit pas gênée et qu'elles soient invisibles depuis le ciel.

Detlie prend la tête d'une équipe de l'US Army Corps of Engineers et se met au travail : il commande des panneaux de contreplaqué et de carton. Une fois tout le matériel arrivé, Detlie et ses hommes montent sur le toit des usines... et commencent à construire des fausses maisons, des imitations d'arbres... et trace même des rues !

Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villesLa face de la Boeing Plant 2 de Seattle, abondamment camouflée.

Les usines étant alors positionnées près de centres urbains, la tâche n'en est que plus aisée, et très bientôt, les énormes bâtiments disparaissent sous des formes en carton et en contreplaqué...

Mais une problématique émerge : comment rendre cette fausse ville « vivante » ? Detlie trouve vite une idée : il installe des faux cafés et des faux magasins au-dessus des entrées des usines. Les ouvriers, à leur prise de poste, vont participer au camouflage : un observateur aérien n'y verrait que des citoyens se rendant dans les cafés ou allant faire leurs courses...

Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villesCette photographie est prise sur l'autre rive du fleuve Duwamish. Les camouflages continuent jusqu'à l'eau afin d'éviter que les livraisons par bateaux ne soient repérées.

En plus, les ouvriers sont invités à prendre leurs pauses sur les dessus de l'usine, et de déambuler en groupe, voire de prendre des pique-niques dans les faux jardins ! En réalité, aucun des bâtiments n'est à échelle humaine, mais la perspective et la distance font leur travail.

Pour évaluer l'efficacité du dispositif, l'US Air Force est mise à contribution : elle ramène des pilotes d'observation ne connaissant pas la région et leur demande de la survoler et de détecter les sites de production industrielle. Et le résultat est édifiant : à l'altitude de vol d'un bombardier, aucun pilote ne remarque les usines !

Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villesLe camouflage est terminé. L'usine est le petit bloc de couleur sombre en bas à gauche du cliché. Depuis le ciel, impossible de s'en rendre compte.

Du côté de Lockheed Vega, c'est le Colonel John F. Ohmer qui est chargé par le Lieutenant-General John L. De Witt (à la tête du Western Defense Command, organisme s'occupant de la défense de la côte ouest) de camoufler cette usine.

Lui n'est pas littéralement un habitué d'Hollywood, mais il dispose d'une autre expérience : à l'été 1940, il se trouve au Royaume-Uni où il découvre les trésors d'inventivité développés par les Britanniques pour masquer les aérodromes de la RAF aux aviateurs allemands.

Ohmer comprend bien vite que les techniciens d'Hollywood, alors à quelques dizaines de kilomètres, sont ses meilleurs atouts pour camoufler l'usine Lockheed Vega.

Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villesLes gens se prélassent sur une fausse pelouse lors d’une photo publicitaire sur le toit camouflé.

Très vite, des charpentiers, des peintres, des paysagistes et des metteurs en scène de Disney, 20th Century Fox ou même Metro-Goldwin-Mayer se mettent à la tâche. En quelques semaines, un véritable trompe-l’œil dissimule l'usine Lockheed Vega : fausses rues sur lesquelles sont stationnés des véhicules en caoutchouc, filets de camouflage imitant les champs... Une ferme, avec des animaux factices déplacés chaque jour, est même installée !

Les techniciens d'Hollywood rivalisent d'inventivité : il faut faire des arbres ? Un filet métallique est installé sur un poteau et garni de plumes peintes en vert ou en beige. Les conduites d'aération de l'usine, elles, sont camouflées en bouches d'incendie, et les ouvriers ici aussi sont priés de mettre la main à la pâte en déplaçant les véhicules factices, ou en étendant du linge mouillé entre les maisons !

Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villes  Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villes
Les art'necdotes de la guerre : Quand Hollywood fabrique des fausses villesDevant les besoins américains en appareils, l'usine Boeing de Seattle tourne à plein régime, notamment pour construire les B-17 et les B-29. Plus de la moitié des B-17 ayant volé lors du second conflit mondial auront été fabriqués à la Boeing Plant 2.

Là aussi, les aviateurs américains sont incapables de repérer l'usine Lockheed Vega. Réalisés en un temps record, ces deux camouflages hors-normes sont néanmoins inutiles : les Japonais n'ont pas de bombardier capable d'aller bombarder la côte ouest, et les principaux porte-avions nippons sont coulés à la bataille de Midway, en juin 1942. L'US Navy coupe les ailes de l'aéronavale japonaise, qui n'a plus les moyens de monter une opération de destruction des usines américaines.

Par précaution, les trompe-l’œil sont conservés jusqu'à l'armistice avec le Japon... mais seront ensuite démontés.

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1 C'est d'ailleurs sur un appareil de ce genre qu'Antoine de Saint-Exupéry sera tué en 1944.

  • Witz Rédacteur, Testeur, Chroniqueur, Historien
  • « L'important n'est pas ce que l'on supporte, mais la manière de le supporter » Sénèque