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Victoria 3

Cernunnos

Thématique

Époque contemporaine, Révolution industrielle, Colonisation

24 octobre

2022

N'ayons pas peur des éditoriaux brûlants ou des prises de positions choquantes : je l'affirme avec détermination, en 2022, le marché du jeu vidéo historique souffre de deux graves lacunes qui font honte au milieu. Deux périodes de l'Histoire mondiale, qui sont sous-traitées, voire complètement ignorées, par l'immense majorité des titres qui sortent sur nos écrans. Bien que la liste ne soit pas exhaustive, ces deux exemples font tache. Il y a tout d'abord les deux siècles qui composent la Renaissance européenne, et il y a celui qui constitue la Révolution Industrielle. En cette fin d'année 2022, cette erreur est-elle corrigée ?

Non, toujours pas, mais nous n'en sommes plus très loin, car Victoria 3 est arrivé.

Pour être franc, je n'espère plus le Total War : Renaissance de mes fantasmes, car il faut croire que certains rêves n'existent que pour être déçus. Mais ces dernières années, la Révolution Industrielle, très injustement ignorée des studios, a déjà bénéficié de l'excellent Anno 1800, ou encore d'Assassin's Creed Syndicate. Et aujourd'hui, c'est Victoria qui trouve sa suite, douze ans après un second opus qui, mettons les pieds dans le plat, n'était pas beaucoup plus abordable que l'imbouffable tableau de données statistiques sous Excel qu'était Hearts of Iron III ou Darkest Hour.

C'est nettement plus facile à comprendre qu'autrefois.

Mais, quelle belle époque nous vivons, car entre-temps, Paradox Interactive a fait un gros effort et engagé de nouveaux game designers, notamment des gens qui ont compris que leur base de joueurs augmenterait sensiblement si ceux-ci ne devaient pas se coltiner quinze heures de tutoriel pour jouer à leurs jeux, ni passer 45 minutes à chercher une information dans leur infâme interface utilisateur. Vous connaissez la suite, ce fut Hearts of Iron IV, Imperator : Rome, Crusader Kings III, et maintenant Victoria 3.

Victoria qui s'empare donc à bras-le-corps de ce passionnant XIX^ème siècle, une charnière dans l'histoire mondiale, un siècle qui a vu un bouillonnement politique, économique, industriel, culturel, militaire dans tous les coins du globe. Et ce Victoria commence tout de go par m'accrocher la rétine : c'est absolument ravissant, coloré, parsemé de détails ; la carte du globe est vivante et offre tout un monde à observer à la loupe, des campagnes paisibles parcourues par le tchou-tchou des trains à vapeurs, aux océans bleutés. Victoria a beau être avant tout une simulation économique, précisons quand même que son moteur graphique boxe très au-dessus de la moyenne de sa catégorie.

Le cœur de Victoria II, c'était les PoPs. Les populations. Les centaines de millions de fermiers, de paysans, d'intellectuels, d'aristocrates, de militaires, d'artisans ou de simples manœuvres journaliers bons à tout faire qui composent le monde, vingt ans après le congrès de Vienne qui clôt enfin l'ère des guerres napoléoniennes en Europe.

Victoria 3 part de la même base, en vous confiant la responsabilité d'un peuple entier, avec cette consigne : débrouillez-vous pour l'accompagner sur le chemin qui mène au XXe siècle. Parce que le monde change déjà, et qu'il va se mettre à changer de plus en plus vite ; un changement qui se fera avec ou sans vous, et si vous ne prenez pas les bonnes décisions, ce siècle terriblement industriel vous condamnera à n'être que l'arrière-cour des plus grands de ce monde.

Plus concrètement, cela signifie que vous aurez la charge de satisfaire les besoins essentiels et moins essentiels de votre pays, et de l'orienter subtilement sur la voie que vous aurez déterminée. Car une fois que le monde aura commencé à se déplacer à vapeur plutôt qu'à la voile et à la roue, l'explosion de la demande mondiale en charbon conduira beaucoup de métayers sur le chemin de la mine : vos paysans vont alors changer de profession et devenir des ouvriers, qui auront des aspirations différentes et, on le leur souhaite, des salaires un tantinet plus élevés, qu'ils dépenseront pour consommer de nouveaux biens.

Ne pas oublier de moderniser vos méthodes de production, sinon votre économie en souffrira !

Et ainsi de suite. Alors, à la tête de votre gouvernement, il vous appartient de financer l'agrandissement des cultures céréalières, afin que le prix du blé ne soit pas trop élevé, ce qui paupériserait gravement votre population, puis de faire construire des exploitations de ressources naturelles et des usines, pour tirer profit du cours mondial de telle ou telle marchandise.

Avec un taux d'alphabétisation plus élevés, de plus en plus d'intellectuels vont former de nouveaux groupes politiques au fil du temps, avec des demandes et des idéologies qui leur sont là encore propres, et qui s'opposeront généralement au conservatisme limite rétrograde de l'Église, voire des militaires. La nouvelle classe industrielle appellera le gouvernement à toujours plus de liberté d'entreprise.

Il faudra recomposer votre gouvernement à intervalles réguliers.

Pour être tout à fait honnête, lors de ma première partie, je n'ai rien compris. Catapulté dans le fauteuil du premier ministre chilien, j'ai financé un vaste programme de mises en cultures des terres arables, puis j'ai fait raser la moitié du patrimoine forestier du pays, après avoir cru lire que le bois était demandé sur le marché international. J'ai mis un quart d'heure à comprendre un traître mot sur la composition de mes groupes politiques, et pour finir, j'ai mis mon pays sur la paille en moins de dix ans, une performance en la matière.

Puis, dans le gilet du roi de Belgique Léopold de Saxe-Cobourg Gotha, j'ai petit à petit compris l'intérêt de pousser mes entreprises de textiles à exporter leurs vêtements par le train, au lieu d'utiliser des charrettes, et j'ai amélioré la production nationale en ouvrant de nouvelles routes commerciales avec la France pour importer de la teinture. Je me félicitais d'avoir réussi à augmenter le niveau de vie moyen de la population belge, et je me suis retrouvé face à une quasi-révolution fomentée par la version locale du MEDEF, lorsque j'ai eu l'outrecuidance de proposer une loi instituant un système de santé publique par des hospices de charité religieuse. Finalement, c'est ma tentative d'instaurer un semblant de force de police publique qui m'a coûté mon trône, lorsque le monde rural belge a décrété que c'était une raison valable pour mettre tout le plat pays à feu et à sang.

  Apparemment, j'étais considéré comme un punk en proposant cette réforme / Le jeu n'oublie pas de faire intervenir quelques évènements historiques.

Qu'à cela ne tienne, j'ai alors chaussé la tunique de soie fine du jeune shah de Perse pour moderniser le pays à marche forcée, ce qui ne fut pas une mince affaire face à l'immobilisme et à la poigne de fer de la classe religieuse, et j'en ai fait une puissance régionale incontournable.

Avec l'Espagne, j'ai enfin compris qu'il fallait garder à l'œil sa réserve de main-d'œuvre, et par conséquent qu'il valait mieux agrandir les infrastructures et entreprises existantes, plutôt que d'en multiplier le nombre. Autrement dit, les mines de charbon de Navarre agrandies au niveau 5 produiront beaucoup plus de minerai que cinq mines de niveau 1, et sans surconsommer de masse ouvrière. Cinquante ans plus tard, j'avais transformé la vieille monarchie espagnole en démocratie moderne, multiplié par trois mon PIB, et grandement amélioré le nombre de mes suj... de mes citoyens, leur niveau de vie et même leur taux d'alphabétisation.

Peut-on comparer Victoria 3 avec son aîné Hearts of Iron ? On sera tenté de le faire, vu qu'il s'agit à première vue de repeindre la carte, comme, euh, eh bien comme dans tous les jeux Paradox ? En fait, non. Si c'est plus ou moins faisable, ça n'est pas l'intérêt ici. D'abord, parce que le jeu tente de garder une certaine crédibilité historique. Ensuite, parce qu'il mettra beaucoup de garde-fous permettant de limiter ce genre de clowneries ; entre la baisse de points de bureaucratie et d'autorité exigée par la gestion de toute nouvelle terre conquise, et l'assimilation des nouvelles populations, dont il faudra tenir compte comme des éléments vivants et constitutifs de la nation et pas comme de simples points statistiques. Les plus impérialistes d'entre nous pourront bien sûr se lancer à la conquête du globe, mais cela se fera dans la limite du raisonnable. En fait, la meilleure comparaison que je puisse faire, c'est celle-ci : Crusader Kings vous met dans la peau d'un monarque plus ou moins polyvalent, Hearts of Iron vous confie le rôle d'un ministre de la guerre en même temps que celui d'un commandant en chef des armées ; et Victoria 3 vous confie plutôt ceux d'un chef du gouvernement et d'un ministre de l'Économie.

La question militaire reste de toutes manières en net retrait des sujets sociaux, politiques et économiques de Victoria 3. Ici, une fois que vous avez lancé votre coup diplomatique contre un pays ennemi et que celui-ci a dégénéré en guerre ouverte, votre rôle se borne à désigner les chefs militaires et à leur donner des indications générales, comme défendre ou attaquer sur le front.

Ensuite, ce n'est plus votre rôle, ce qui reste un peu dommage : vous ne pouvez que regarder de loin l'évolution (parfois pas très cohérente) du tracé du front, matérialisé par cette ligne enflammée, où s'égrènent les batailles entre généraux. En jouant bien et en tenant compte des nombreux modificateurs qui entrent en ligne de compte (le terrain, les traits de vos commandants ou les caractéristiques de vos troupes, qui dépendent de vos choix, comme de moderniser votre armée avec des pièces d'artillerie avancées ou des communications à bicyclettes rapides), on s'aperçoit cependant que rien n'est joué d'avance. C'est comme ça que j'ai eu la surprise de pouvoir humilier l'orgueilleuse Grande-Bretagne en battant ses alliés séparément avant d'encercler son immense corps expéditionnaire dans les plaines andalouses, où l'infanterie anglaise souffrait de la chaleur espagnole et de maladies.

  Vous pouvez choisir un grand nombre de missions pour vous guider dans le jeu / Le déroulé des guerres est un peu confus, mais c'est fonctionnel.

Heureusement, les conflits peuvent rarement s'éterniser dans le temps, tant le soutien à la guerre diminue avec les années. Il faudra cependant passer par là pour obtenir l'unification de l'Italie moderne, face à l'Autriche qui persiste à occuper les plaines du Pô : tout n'est pas obtenable à la force des mots, mais presque. Le jeu vous fera par exemple passer beaucoup de temps en débats politiques enflammés, indispensables pour réformer votre pays et ses us et coutumes antiques.

Il est par exemple complètement illusoire d'espérer séparer l'Église de l'état dès le début du jeu : vous ferez face à une fronde généralisée des partis politiques de votre nation. Mais c'est là qu'on prend conscience de la machinerie parfaitement huilée de Victoria 3, car tous ses éléments sont imbriqués pour former un mécanisme qui se met en branle avec les années et finit par s'accélérer : ces franges politiques qui refuseront en bloc l'idée du suffrage universel ou de l'assurance maladie vont finir par changer de bord, parce que leur poids politique est lié aux groupes sociaux qui composent ces partis, des groupes qui vont changer au fur et à mesure de l'industrialisation et de l'enrichissement de votre pays, de la satisfaction de leurs besoins et de l'évolution de leurs aspirations. Ainsi, de nouveaux partis vont se former et se défaire, et recomposer votre paysage politique : vingt ans plus tard, il sera nettement plus envisageable d'abolir le servage ou d'accorder des droits aux femmes, pour peu que vous fassiez entrer dans votre gouvernement des représentants des partis politiques qui soutiennent ces réformes.

Victoria 3 a aussi l'intelligence de vous guider sans trop vous tenir la main ; tout d'abord avec ces merveilleuses info-bulles qui permettent d'avoir sous les yeux les explications que vous recherchez, ensuite avec les entrées de journal, dont certaines sont des tutoriaux généraux, d'autres des missions historiques qui se déclenchent en fonction des évènements internationaux ou de votre pays, ou d'autres encore en fonction de vos choix. Par exemple, en cherchant à moderniser l'Espagne pour en faire une démocratie progressiste avant l'heure, j'ai déclenché une série de missions permettant d'en faire une quasi-utopie industrielle.

Il y a tellement d'innovations technologiques à rechercher que vous aurez du mal à toutes les faires avant 1936.

Ce qui est le plus satisfaisant dans Victoria 3, c'est de savoir que tout est à faire à l'orée de ce XIX^ème siècle qui trépigne d'idéaux romantiques, de nationalismes violents, d'esprit d'entreprise et de curiosité scientifique. Il est extrêmement gratifiant de prendre la tête d'un petit pays qui se limite à l'élevage des troupeaux et une économie très agraire, et de le catapulter petit à petit dans la modernité en traçant des lignes ferroviaires ou en l'érigeant en puissance économique régionale ou mondiale à la force des bras. Mais ça ne l'est pas moins de prendre le gouvernail d'une grande puissance et de tenter de faire des choix différents, en tentant d'empêcher l'unité allemande du Zollvereïn avec la France pour prévenir le désastre de 1870, ou de moderniser en temps et en heure la Russie impériale pour l'empêcher de s'effondrer au début du siècle suivant dans les conditions que vous connaissez.

Il me reste quand même à l'esprit que cet empire mondial canadien aurait eu de l'allure, mais comme Victoria 3 a été conçu pour être très facilement moddable, je pense que dans la demi-heure qui suivra sa sortie, vous pourrez réaliser cette vision d'avenir, tabarnak.