Léo Major, le « Fantôme borgne »

L'Amiral
16 avril
2020

Il est de ces figures discrètes et oubliées de la Seconde Guerre mondiale, de ceux qui ont été éclipsés par des unités entières ou d'autres faits d'armes. Léo Major, c'était aussi quelqu'un de modeste, de silencieux... ce qui n'a pas empêché ce soldat québécois de s'illustrer en libérant à lui seul une ville hollandaise ! Retour sur un parcours hors du commun...

Une enfance difficile

C'est le 23 janvier 1921 que vient au monde Léo, le premier fils (sur 13 enfants !) d'Achille Major et d'Amanda Sévigny, deux Canadiens-français alors installés à New Bedford, dans le Massachusetts. Achille, alors ouvrier à la Canadian National Railway Company, fait partie d'un programme de partage de compétences entre son entreprise et son homologue américain, l'American Raildroad Company. Mais l'épisode américain de la vie de Léo se clôt en septembre de la même année quand, sa mission terminée, Achille Major retourne à Montréal avec sa femme et son fils - pour ne plus la quitter.

L'enfance et l'adolescence de Léo sont assez difficiles : habitué à quitter le foyer familial pour de longues missions, Achille laisse sa femme élever seule ses 13 enfants... Grandissant sans vraiment pouvoir profiter de son père et avec une mère débordée de travail, Léo n'est pas des plus calmes ni des plus disciplinés, ce qui lui vaut des brimades parfois violentes de la part de son père.

Mais à l'adolescence, la vie de Léo bascule : alors qu'il est âgé de 14 ans et après un ultime accès de violence de son père envers lui, il décide de quitter le foyer familial et part se réfugier chez son oncle et sa tante, habitant eux aussi à Montréal.

Ayant arrêté ses études, tout ce qui intéresse le jeune Léo est maintenant de travailler et de voir du pays, mais la vie urbaine le lasse : il trouve un emploi auprès d'un couple de fermiers dans la campagne montréalaise. Une véritable synergie se crée entre les deux agriculteurs et Léo, qui est presque traité comme leur fils.

Il faut attendre les 17 ans de Léo, en 1938, pour que ce dernier revienne travailler à Montréal dans le bâtiment, alors que la ville est en pleine expansion. Embauché sur le chantier pharaonique de la gare centrale de Montréal, Léo travaille 9 à 10 heures par jour, six jours par semaine, et impressionne son contremaître par son volontarisme... et son goût pour les tâches ardues. À tel point que lui est bientôt confié un rôle central dans l'édification du bâtiment : le dynamitage des roches gênant la stabilité du bâtiment !

Voir du pays... dans l'armée

Mais après son interlude fermier et son retour à Montréal, Léo Major ronge toujours son frein : il n'a jamais quitté la banlieue de la grande ville québécoise... En juin 1940, il apprend avec stupeur que l'Allemagne vient de battre la France et le Royaume-Uni et que la guerre est en passe de devenir mondiale.

Léo Major décide de sauter le pas et, à 19 ans, se porte volontaire pour le Royal 22e Régiment, une des plus grandes unités d'infanterie rassemblant des Canadiens-français... mais demande sa mutation deux jours plus tard au Régiment de la Chaudière en apprenant que cette unité sera la première à être envoyée en Europe !

Le 22 septembre 1940, le jeune Major quitte la base de Valcartier près de Québec pour rejoindre son nouveau régiment pour Sussex, au Nouveau-Brunswick. Il y suit un premier entraînement pour apprendre les bases de la vie militaire jusqu'au 19 juillet 1941, date à laquelle le Régiment de la Chaudière est envoyé au Royaume-Uni - qu'il atteint le 28 juillet.

C'est dans le nord de l'Écosse que le régiment s'installe... et que la véritable formation militaire commence. Mais Léo a un avantage incontestable sur ses camarades : il maîtrise l'anglais !

Très vite, il se spécialise dans le tir de précision, la reconnaissance et les opérations commando, aidé par d'excellentes capacités physiques mais aussi visuelles. Son temps libre est passé sur le ring de boxe à se perfectionner dans ce sport de combat.

L'arrivée en France

Léo Major va passer trois ans à s'entraîner au Royaume-Uni, car ce n'est que le 6 juin 1944 que va véritablement commencer pour lui le second conflit mondial. À l'aube, lui et ses camarades foulent le sol français à Juno Beach lors de la plus grande opération amphibie jamais mise sur pieds, en même temps que le Queen's Own Rifles of Canada.

Sur la plage, la situation est moins catastrophique qu'à Omaha Beach, mais les Allemands opposent une résistance acharnée, notamment avec plusieurs mitrailleuses qui clouent sur place les Canadiens.

Léo Major, avec cinq autres de ses camarades du Régiment de la Chaudière, s'élance vers le bunker depuis lequel deux mitrailleuses ouvrent le feu et y place une mine Bangalore, un long tube rempli d'explosifs permettant de détruire les réseaux de barbelés en profondeur. Sonnés par l'explosion, les Allemands cessent le feu, permettant à un bulldozer fraîchement débarqué de détruire un des murs du boyau d'accès au bunker. Léo Major et ses camarades se jettent alors dans la brèche et capturent la douzaine de défenseurs, neutralisant le nid de mitrailleuses.

Alors que les troupes alliées consolident leurs têtes de pont, Léo Major est envoyé en reconnaissance pour - enfin - exercer sa spécialité. Avec un autre Canadien-français, il se faufile dans l'arrière-pays normand afin de récolter des informations sur les troupes allemandes dans les environs.

Mais au bout de quelques dizaines de minutes, alors qu'ils se déplacent le long d'une route de campagne, les deux Canadiens-français sont obligés de se jeter dans les taillis lorsqu'ils entendent un bruit de moteur. Quelques dizaines de secondes après apparaît, à une cinquantaine de mètres devant eux sur la route, un Sd. Kfz. 251, semi-chenillé allemand, ce modèle disposant d'un canon antichar de 7,5cm. Seuls deux soldats allemands sont visibles à l'arrière du semi-chenillé, ce qui en fait trois avec le conducteur...

Léo et son camarade décident de tenter le tout pour le tout : alors que le véhicule se rapproche, il tire et blesse le conducteur, tandis que l'autre éclaireur abat un des deux soldats allemands dans la caisse. Totalement surpris, les deux Allemands se rendent... et voient les deux éclaireurs canadiens-français monter à bord et leur ordonner de rouler vers les lignes alliées !

Au bout de cinq kilomètres, le véhicule tombe sur une patrouille canadienne qui aperçoit Léo au dernier moment et qui l'oriente vers son bataillon. On peut aisément imaginer la surprise qu'a dû susciter l'arrivée de Léo Major à la tête de son semi-chenillé allemand dans le bataillon anglo-canadien... dont le chef souhaite récupérer le véhicule. Léo ne lâche cependant rien : il fait partie du Régiment de la Chaudière, et c'est à son régiment qu'il remettra le semi-chenillé.

En fait, la prise est bien plus importante que n'aurait plus l'imaginer Léo Major : dans le véhicule se trouvent plusieurs livres de codes et d'indicatifs radio !

Première grave blessure

À la fin du mois de juin, les troupes canadiennes sont aux prises avec les SS autour de la ville de Caen. Léo Major, lui, continue ses reconnaissances et ses patrouilles, qu'il mène à la tête de quatre de ses camarades.

Mais le 24 juin 1944, alors qu'il effectue un repérage, lui et sa section tombent sur cinq SS qui sont tous abattus mais qui ont le temps de jeter une grenade au phosphore. L'explosion blesse Léo Major à l'oeil gauche, et évacué, il se voit signifier par un médecin que la guerre est finie pour lui, son oeil ne pouvant être sauvé. Il en faudra plus pour empêcher le Canadien-français de retourner au combat, qui répond au médecin que ce n'est pas grave car il n'utilise pas son oeil gauche pour tirer au fusil !

Léo Major, le « Fantôme borgne »Léo Major durant une permission aux Pays-Bas.

Devant l'obstination de Léo, le médecin le renvoie dans son unité affublé d'un cache-oeil digne d'un pirate du XVIIe siècle. Sa blessure ne l'empêchera pas de détruire à l'explosif un Panzer à Rots, quelques jours plus tard, ni d'éliminer une escouade de SS surprise en embuscade !

Léo Major fait reparler de lui à la fin du mois d'octobre 1944, alors que les Alliés commencent à piétiner suite à la pénurie de carburant. Les Canadiens sont chargés de la partie nord du front, avec notamment la capture de l'estuaire de l'Escaut aux Pays-Bas, mais les conditions de combat sont terribles avec l'arrivée de pluies torrentielles.

Dans la nuit du 30 au 31 octobre, Léo Major est envoyé sur les traces d'une patrouille de cinquante soldats britanniques qui n'est toujours pas revenue. Alors qu'il progresse le long d'un canal, il repère deux soldats allemands et tente de les capturer ; un seul résiste et doit être abattu.

Sous une pluie battante, Léo Major fait avancer son prisonnier vers les positions allemandes et lui intime d'interpeller ses camarades comme si de rien n'était. Quand ces derniers se rendent compte qu'ils sont mis en joue par un soldat avec un cache-oeil alors qu'ils ne sont pas prêts au combat, ils se rendent pour la plupart !

Pendant deux heures, le Canadien-français va continuer son petit manège, jusqu'à constituer une colonne d'une centaine de prisonniers... qu'il ramène seul au camp.

Pourquoi les soldats allemands ne se sont-ils pas rebellés ?

Le témoignage de Léo Major sur sa capture de 93 soldats allemands dans la nuit du 30 au 31 octobre 1944 est loin d'être une invention puisque les archives du Régiment de la Chaudière en conservent la trace, tout comme le témoignage d'un chef de char croisé par la colonne.

Vient donc ensuite une question légitime : pourquoi les Allemands ne se sont-ils pas rebellés alors que Major est seul ? En fait, les troupes allemands dans l'estuaire de l'Escaut sont en partie celles qui se replient depuis le mois de juin, sous les attaques incessantes de l'aviation alliée. Leur moral est au plus bas, les conditions météorologiques n'arrangeant rien... La captivité chez les Alliés est vue par des soldats démoralisés comme le moyen d'obtenir des rations alimentaires correctes et surtout des conditions de vie plus appréciables.

Pour cette action, Major est recommandé pour être décoré de la Distinguished Conduct Medal, qu'il refuse parce qu'elle devrait théoriquement lui être remise par le général Montgomery. Or, ce dernier est alors en plein tourment suite à l'échec de l'opération « Market-Garden » et une grande partie de l'armée britannique le juge incompétent - avis que partage Major.

Léo Major, le « Fantôme borgne »Léo Major en tant que personnage dans le jeu Steel Division : Normandy 1944.

« L'homme de fer »

Alors que l'avance alliée aux Pays-Bas reprend à partir du début de l'année 1945, Léo Major combat près de Keppeln, en Allemagne.

Le 27 février, alors qu'il accompagne un aumônier, son véhicule roule sur une mine, le projetant en l'air. Il retombe sur le bas du dos et, récupéré par des infirmiers, est sidéré par le diagnostic : deux entorses aux chevilles, quatre côtes cassées, le dos fracturé à trois endroits différents.

Encore une fois, les médecins souhaitent le rapatrier, mais Major refuse... et s'enfuit de l'hôpital une semaine plus tard pour se réfugier chez une famille hollandaise près de Nimègue. Jusqu'au 29 mars 1945, date à laquelle il regagne son unité, Léo Major est considéré comme « disparu »...

Alors que la guerre touche à sa fin et que les troupes allemandes sont en déroute, Major remis de ses blessures va écrire une des pages les plus héroïques de son histoire.

Le 13 avril 1945, le Régiment de la Chaudière poursuit sa progression implacable et s'arrête devant Zwolle, aux Pays-Bas, où des Allemands font un baroud d'honneur. Lorsque le chef du régiment demande deux volontaires pour effectuer une reconnaissance aux abords de la ville, personne n'est surpris de voir Léo Major et son meilleur ami, Willy Arseneault, lever la main...

Les deux hommes quittent leur unité à la tombée de la nuit et décident de se rendre dans la ferme la plus proche afin d'avoir des renseignements. Mais aucun des deux ne parle néerlandais, ni le fermier l'anglais ou le français... Pourtant, l'homme tente de faire comprendre à Major et à son camarade que les environs grouillent d'Allemands. Peine perdue car les deux soldats reprennent leur mission à 23h et s'engouffrent dans la forêt. Mais Arseneault trébuche et révèle par la même occasion sa position... Les soldats allemands ouvrent alors le feu au jugé et une rafale touche le meilleur ami de Léo Major. Ce dernier, furieux, parvient à abattre deux adversaires mais le reste prend la fuite, et malgré sa douleur, Major décide de continuer sa mission.

Quelques minutes après, le Canadien-français entre dans la ville de Zwolle, totalement silencieuse et plongée dans l'obscurité. À une dizaine de mètres, une voiture est arrêtée, le chauffeur fumant une cigarette à côté... Major se glisse derrière lui et le fait prisonnier avant de lui ordonner de le mener à son officier. Ce dernier est en train de boire un coup dans un café, et l'irruption de Léo Major arme au poing le prend par surprise. Le Canadien-français tente un ultime coup de bluff - dans la langue de Molière, l'officier allemand la maîtrisant - en lui demandant d'évacuer la ville avant que l'artillerie britannique ne la réduise en cendres.

Impossible de savoir si la technique va fonctionner, mais Major laisse partir l'Allemand en pensant qu'il va faire évacuer Zwolle... puis le « fantôme borgne » s'évanouit dans l'obscurité. Major erre alors dans les rues de la ville néerlandaise, attaquant les patrouilles allemandes et jetant des grenades dans les maisons ou dans la rue : le bruit est tel que la garnison pense que les Canadiens ont lancé un assaut !

Surgissant au coin des rues, Major capture plusieurs groupes d'Allemands, qu'il désarme avant de les emmener vers les positions canadiennes. Si, la première fois, les soldats du Régiment de la Chaudière sont surpris, ils commencent très vite à faire des rotations pour récupérer les prisonniers plus vite.

Vers 3h du matin, Léo Major pousse la porte d'une maison dans laquelle il a vu une faible lumière, pensant à des civils... alors qu'il est en fait tombé sur le poste de commandement SS de la ville ! Ouvrant le feu, il tue quatre officiers avant que les deux autres ne prennent la suite... puis entre dans le bâtiment adjacent, QG de la Gestapo, auquel il met le feu.

Au petit matin, tous les Allemands ont quitté la ville. Major est accueilli en héros par la population et surtout par ses camarades qui ont du mal à croire qu'un seul homme a fait suffisamment de bruit pour faire déguerpir plusieurs centaines de soldats allemands ! Pour cet acte de bravoure, il est décoré de la Distinguished Conduct Medal britannique et devient un citoyen honorifique de Zwolle.

Léo Major, le « Fantôme borgne »Le monument à l'honneur de Léo Major à Zwolle.

On rempile, Major ?


Léo Major, le « Fantôme borgne »Léo Major photographié en Corée.

De retour au Québec en 1945, Major retrouve la vie civile en travaillant pour la compagnie Shell.

Mais en 1950, alors que deux factions se déchirent en Corée, son ancien colonel du Régiment de la Chaudière reprend contact avec le héros de Zwolle pour lui proposer de former un groupe d'éclaireurs à envoyer en Corée.

Major accepte sans discuter et reçoit pour mission de recruter 80 hommes avant d'être envoyé en Corée à la fin de l'année 1950, où il va mener des missions de reconnaissance.

Mais, en novembre 1951, Major se trouve au nord de Séoul où les forces chinoises ont capturé la colline 355, qu'elles tiennent depuis sans esprit de recul. Et c'est à lui que le lieutenant-colonel Dextraze, du corps expéditionnaire canadien, donne l'ordre d'enlever le sommet.

Bien sûr, Léo Major accepte, en demandant que chaque participant reçoive une bouteille de rhum et une permission de huit jours en récompense. Dextraze le lui accorde, et à la nuit tombée, Major et 18 hommes se glissent silencieusement vers le sommet.

En quelques heures, les Canadiens-français capturent la colline... pour se rendre compte que les Chinois rassemblent des troupes pour contre-attaquer.

Pendant trois jours, avec peu de moyens, Major et ses hommes vont repousser sept contre-attaques avant que des troupes canadiennes ne les relèvent. Épuisé et affamé, Major prend le temps de descendre, malgré son dos blessé, avec un de ses camarades sur les épaules !

Léo Major, le « Fantôme borgne »Léo Major en Corée, alors qu'il a subit une opération chirurgicale pour son oeil après la guerre.

Cette résistance opiniâtre vaudra à Major sa deuxième DCM, et une démobilisation et un retour dans la vie civile. Il vivra ensuite jusqu'en 2008, date à laquelle il décèdera d'un cancer des os à Longueil, dans la banlieue de Montréal.

  • Witz Rédacteur, Testeur, Chroniqueur, Historien
  • « L'important n'est pas ce que l'on supporte, mais la manière de le supporter » Sénèque