L’an mil : un discours eschatologique du Moyen Âge ?

Sydfire
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Thématique
Moyen-âge
8 février
2018

L’an mil : un discours eschatologique du Moyen Âge ?L'Agneau sur le Mont Sion (Apocalypse XIV). Beatus de Morgan, vers 940-945, Pierpont Morgan Library (NY).

Si le Jugement dernier est abordé dans les textes sacrés du judaïsme, de l’islam et du christianisme, il connote dans notre imaginaire une action divine ou démoniaque qui provoquerait la fin du monde. Comme pour le Déluge, il se destine de faire table rase de l’humanité pour y détruire toute forme de vie en épargnant les fidèles.

Néanmoins, à quel sujet était basé le discours eschatologique au Moyen Âge ? Quelles ont été les angoisses éprouvées ? Enfin, n’y aurait-il pas un mythe construit afin d’assombrir cette période autour de l’an mil ?

Ce discours prophétique prend d’abord source dans le Nouveau Testament, au dernier chapitre : l’Apocalypse de Jean, dans lequel Satan menacerait de réapparaître mille ans après l’incarnation du Christ.

« Puis je vis un Ange descendre du ciel ayant en main la clé de l'Abîme ainsi qu'une énorme chaîne. Il maîtrisa le Dragon et l'antique Serpent [Satan] et l'enchaîna pour mille années. Il le jeta dans l'Abîme tira sur lui les verrous, apposa les scellés afin qu'il cessât de fourvoyer les nations jusqu'à l'achèvement de mille années. Après quoi il doit être relâché pour un peu de temps. »


L’an mil : un discours eschatologique du Moyen Âge ?L'Enfant donné par Dieu pour sauver le genre humain de Satan. Apocalypse de Saint Sever, v. 1060, Bibliothèque nationale, Paris.

Si actuellement il est évident de planifier notre temps en fonction du calendrier grégorien (conçu à la fin du XVIe siècle), qu’en est-il du Moyen Âge ? En effet, en 525, un moine nommé Denys le Petit, établit grâce aux Anno Domini les tables pascales qui permettent de fixer la date de Pâques. Au VIIIe siècle, Bède le Vénérable améliore le système de datation par son comput ecclésiastique.

Une première question légitime se pose : est-ce que ce système de datation (maîtrisé par les religieux) était-il bien ancré dans la mentalité collective ? Est-ce qu’un simple individu avait-il la moindre idée de l’année dans laquelle il se trouvait ?

Raoul Glaber (985–1047), chroniqueur médiéviste, a rédigé ses Histoires (en 1045) contenant des sources ecclésiastiques importantes sur le sujet eschatologique. Celui-ci affirme que l’abondance de la transgression de la loi religieuse et divine provoquée par l’homme ne pourrait lui offrir un moyen salvateur.

« On croyait que l'ordonnance des saisons et des éléments, qui avait régné depuis le commencement sur les siècles passés, était retournée pour toujours au chaos et que c'était la fin du genre humain. »

Toutefois, ce mythe est rendu crédible par de nombreux événements succincts qui terrorisent le royaume :

  • les incendies des édifices importants (Sainte-Croix d'Orléans en 989, les faubourgs de Tours en 997, Notre-Dame de Chartres en 1020 et l'abbaye de Fleury en 1026)
  • l’invasion des païens (les Sarrasins vainqueurs de Otton II en 982)
  • l’accroissement des hérétiques (le cas d’Orléans en 1022)
  • les bouleversements naturels (sécheresse, famine et apparition de comètes)

Un autre chroniqueur, Sigebert de Gembloux (1030-1112), constate l'apparition d'événements catastrophiques en l'an mil qui alimenteraient les peurs collectives.

« La millième année de l'Incarnation du Christ, suivant le calcul de Denys, on vit de nombreux prodiges. Il se produisit le plus grand tremblement de terre jamais vu et une comète apparut. Le 19 des calendes de janvier, aux environs de la neuvième heure, à travers une ouverture du ciel, quelque chose de semblable à une torche enflammée tomba sur la terre avec une longue traînée de foudre ; son éclat était tel que non seulement ceux qui étaient dans les champs, mais aussi ceux qui étaient à l'abri sous les toits périrent lors de l'irruption de la lueur. Peu à peu cette trouée dans le ciel s'évanouit et ensuite on vit comme la forme d'un serpent, dont la tête ne cessait de grandir et aux pieds rougeoyants. »

Cependant, un moine bénédictin réformateur du X-XIe siècle, Abbon de Fleury (940–1004), s’offusque de la vulgarisation du Jugement dernier. En 998, il écrit à Hugues Capet les lignes suivantes appartenant à son plaidoyer :

« On m'a appris que dans l'année 994, des prêtres dans Paris annonçaient la fin du monde. Ce sont des fous. Il n'y a qu'à ouvrir le texte sacré, la Bible, pour voir qu'on ne saura ni le jour ni l'heure. »

L’an mil : un discours eschatologique du Moyen Âge ?Une partie des six pièces qui composent la tenture de l'Apocalypse réalisée par l'atelier de Nicolas Bataille sur cartons de Hennequin de Bruges, entre 1373-1377 et 1382. Musée de la Tapisserie de l'Apocalypse, Château d'Angers, Angers.

Si les historiens récents tels que Sylvain Gouguenheim et Dominique Barthélemy  prennent parti de la thèse de George Duby d’une « inquiétude diffusée » chez les minorités autour de l’an mil, mais qu’elle n’a en aucun cas affecté les intellectuels, il est indéniable qu’il s’agit d’un mythe façonné à partir de la Renaissance par Cesare Baronio (1538–1607) et revisité au XIXe siècle.

Jules Michelet (1798 – 1874) a d’ailleurs favorisé cette image sombre du Moyen Âge à travers sa vision romantique. Le Jugement dernier est présenté comme une croyance universelle.

« Cet effroyable espoir du jugement dernier s'accrut dans les calamités qui précédèrent l'an mille. Il semblait que l'ordre des saisons fût interverti, que les éléments subissent des lois nouvelles. Une peste terrible désola l'Aquitaine... Ces misérables couvraient les routes des lieux de pèlerinage, assiégeaient les églises, particulièrement St-Martin à Limoges ; ils s’étouffaient aux portes et s'y entassaient. La puanteur qui entourait l'église ne pouvait les rebuter... La famine ravagea le monde... Les pauvres rongèrent les racines des forêts, plusieurs se laissèrent aller à dévorer des chairs humaines... Cette fin du monde si triste était tout à la fois l'espoir et l'effroi du Moyen Âge... Malheur sur malheur, crime sur crime ; il fallait qu'il vînt autre chose et l'on attendait... L'Empire romain avait coulé, celui de Charlemagne s'en était allé aussi... tous souhaitaient de sortir de peine à n'importe quel prix... Dans cet effroi général, la plupart ne trouvaient un peu de repos qu'à l'ombre des églises... Les puissants se réfugiaient parmi les Moines et sous leur habit... Ils leur demandaient, dans leurs couvents, une toute petite place où se cacher. »

En somme, si nous percevons quelques appréhensions à partir de l’an mil, nous pouvons constater que l’aspect psychologique et des faits ont été extrapolés par la suite. Peut-être faudrait-il voir l’Apocalypse non pas comme la fin du monde, mais plutôt comme la venue d’une nouvelle ère. Dans tous les cas, les superstitions ont toujours eu un grand succès auprès du public.

Bibliographie

  • Patrick Pesnot et Monsieur X, Les Grands Mensonges de l’Histoire, J’ai lu, 2015.
  • GOUGUENHEIM Sylvain, L'histoire d'un mythe : l'invention des terreurs de l'an mil, Union Académique Internationale, Bruxelles, 1999. Consultable sur internet.
  • Abbon de Fleury, Plaidoyer aux rois Hugues et Robert, 998.
  • Raoul Glaber, Histoires, IV, 1048.
  • Bible, Satan enchaîné et relâché (Apocalyspe 20.1-10)
  • sydfireSydfire Contributeur
  • "En politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal." Machiavel