Lope de Aguirre, le conquistador fou

El Mazan
Thématique
21 mai
2014

Gravure de l'explorateur Lope de AguirreLes conquistadores ont bercé notre enfance. Ils sont les chefs des expéditions ibériques qui ont exploré puis envahi le Nouveau Monde entre les XVe et XVIe siècles, période de la « glorieuse colonisation espagnole ». Petite noblesse, hidalgos, ou fils du peuple, les conquérants sont avant tout des soldats partis en Amérique pour s'enrichir et connaître une ascension sociale. Entre héroïsme et cruauté, ils sont devenus des légendes connues de tous. Don Lope de Aguirre exerce lui aussi une certaine attractivité en ayant laissé une trace sanglante à la conquête de l'Amérique. Il est l'archétype du méchant devenu une légende et il est intéressant de comprendre comment un homme si cruel a pu devenir une grande figure de l'histoire.

Parti à la recherche du mythique pays de l'or, l'Eldorado, Aguirre s'engouffre dans des expéditions sur les grands fleuves d'Amazonie. Rebelle, exalté, il symbolise le mieux les débordements de violence et de cruauté des conquistadores. Suite au retour du Pérou de Pizarro avec l'or des Incas, Aguirre se prend à rêver : l'Eldorado existe et sa recherche commence.

Contexte

La découverte de Christophe Colomb en 1492 marque un bouleversement en Europe et plus particulièrement en Espagne. Les conquistadores se lancent à la Conquête du territoire avec la base économique de l'encomienda (répartition entre conquistadores d'Indiens sur un territoire donné suite au service rendu à la monarchie) dès 1503-1504. La deuxième vague de découvertes et de conquêtes démarre avec Hernan Cortès au Mexique entre 1519-1521 et 1532-1536 au Pérou avec Pizarro en tête.

Le pouvoir royal renforce également son emprise sur le Nouveau Monde avec les Lois de Burgos en 1512 qui forme le premier ensemble législatif de l'organisation du Nouveau Monde, ainsi que le Requerimiento de Juan Palacios Rubios (texte que doivent lire les Espagnols aux Indiens lors des conquêtes afin de les légitimer et d'accueillir la soumission des Indiens). En 1519, Charles Quint inaugure le système de l'Asiento qui autorise la traite, en 1524 il permet la création du Conseil des Indes (instance suprême pour les affaires des Indes Occidentales). Cette reprise en main de la conquête se renforce dès 1539 avec le De jure belli de Francisco de Vitoria, théoricien du droit naturel, qui déclare la guerre inutile si les Indiens se laissent évangéliser ; et surtout, en 1542, avec la promulgation des Lois Nouvelles, sous l'influence du dominicain Las Casas, qui remplacent celles de Burgos et provoquent des soulèvements d'Espagnols au Pérou en 1542-1555. Les vice-rois sont aussi mis en place en 1542 pour représenter le pouvoir royal et asseoir une administration plus efficace face à la montée en puissance des conquistadores.

La fin du règne de Charles Quint (1516-1556) et le début de Philippe II (1556-1598) marquent un affermissement du contrôle royal en Amérique amplifiant par la même occasion la violence et les rebellions des conquistadores.

Une vie digne d'un roman 

Lope de Aguirre est né à Oňate, dans la province du Guipúzcoa, au sein d'une famille nobiliaire de seconde zone. Il présente le profil type du conquistador : segundón (fils cadet sans droit à l'héritage), hildago (petite noblesse à la nature indécise traduit par « fils de quelque chose ») et surtout guerrier à la recherche sans fin d'anoblissement et de richesses. Il est présenté dans les sources comme un jeune dresseur de chevaux parti pour le Nouveau Monde dans les années 1530. Il a la réputation d'être un homme autoritaire et violent, dès son arrivée il participe à quelques expéditions de conquête sans parvenir à atteindre son objectif de bénéficier d'un territoire doté d'esclaves indigènes et des moyens de productions (système économique de base de la conquête).

Il débarque à Cuzco où il devient membre actif des guerres civiles entre pizarristes et almagristes que se livrent les conquistadors ; il s'y blesse et devient boiteux. C'est à l'occasion de ces guerres qu'il se met à dos une grande partie des conquistadores. Néanmoins, la politique de Charles Quint va lui être profitable. En effet, le monarque prend le problème des conquistadores en main car ces derniers ralentissent la venue de l'argent et de l'or en Europe,  ressources essentielles à la stabilité de son empire. Il décide de pratiquer une realpolitik habile en récompensant les conquistadores qui lui ont été fidèles et en punissant sévèrement les autres. De plus, il trouve la solution pour éloigner et surtout occuper les conquistadores : la conquête. Il relance l'idée de débusquer l'Eldorado qui se situerait au Nord de l'Amazone.

Représentation de l’Eldorado selon le film La route de l’Eldorado par les studios DreamWorks en 2000Condamné à mort pour accusation d'assassinat, Aguirre prend la fuite de Cuzco mais profite de l'amnistie général de 1554 accordée par l'Espagne pour s'enrôler dans l'armée des conquistadores. Le 26 septembre 1560, le noble navarrais Pedro de Ursua, prend la tête de ces nouvelles expéditions pour l'Eldorado en tant que gouverneur de la terre à découvrir, avec 800 voir 1000 hommes. L'Eldorado, ou « le doré », désignait au départ un cacique des Chibchas qui, selon les indigènes, prenait plusieurs fois dans l'année un bain saupoudré d'or. Par la suite, cette appellation vint à désigner des royaumes ou des cités où l'on soupçonnait l'existence de richesses exceptionnelles. Les sources ne permettent pas de savoir si Aguirre croyait réellement à cette utopie ou si c'était simplement le désir de violence et de guerre qui le poussa, accompagné de sa fille métisse, à rejoindre Ursa pour son voyage au Pérou sur le fleuve Marañón, l'un des affluents de l'Amazone. Des centaines d'Espagnols, Indiens et esclaves noirs s'entassent sur des grandes barques et deux petits navires à voile. Faim, souffrance, peur, danger, attente font monter les tensions et l'hostilité. Ils pillent de nombreux villages indiens mais au bout d'un an aucun Eldorado en vue.

L'or indien est visible de façon ponctuelle sa provenance reste floue, un espoir maladif naît. Dans ce contexte, Aguirre devient l'un des conspirateurs majeurs d'une mutinerie, en 1561, qui fait exécuter tous ceux qui s'opposent aux rebelles : Ursua et sa compagne, le prêtre, les capitaines… Les Indiens et les esclaves embarqués au Pérou meurent ou sont abandonnés en route. Le conquistador sanguinaire et quelques compagnons continuent leur périple avec un nouvel objectif et un nouveau chef, Gúzman, élevé au titre de prince par les rebelles. La compagnie se donne comme but de retourner au Pérou afin de soumettre le pays et de constituer une monarchie autonome. Néanmoins, le plan échoue à cause du désistement de Gúzman ; Aguirre l'assassine le 22 mai 1561. Ce dernier prend la tête de la horde des marañones (200 hommes) restant, bien qu'il tue par précaution de possibles opposants. Affamés, ils mangent les chevaux, pillent les villages et massacrent leurs habitants. Au début du mois de juillet 1561, ils rejoignent le fleuve Orénoque et, enfin, les petites Antilles. Au large du Venezuela, Aguirre s'empare de l'île de Margarita où il tue gouverneur, soldats espagnols, religieux, femmes…

Autoproclamé « Prince du Pérou, de la Terre ferme et du Chili », il écrit une lettre ouverte à Philippe II, roi d'Espagne : « Tes ministres nous ont arraché notre gloire, notre vie et notre honneur. » Cette lettre écrite à la fin de juillet 1561 représente le summum de la personnalité d' « El loco » puisqu'il déclare, au plus grand souverain de l'époque, qu'il privatise les richesses américaines et qu'il refuse l'autorité de la couronne espagnole du fait de l'abandon du roi à la cause des conquistadores. C'est une véritable déclaration de guerre. Cependant, Aguirre est abandonné puis traqué par ses compagnons qui espère une amnistie royale ; il fuit au Venezuela. Le 27 octobre 1561, il poignarde sa propre fille avant de mourir sous les balles de ses hommes. Son corps, découpé en quartiers, est empalé sur des pieux et sa tête exposée dans une cage sur la place de la ville d'El Tocuyo.

El Loco ou El Liberador 

Affiche du film Aguirre, la colère de Dieu La mémoire collective a laissé une double image de Lope de Aguirre : le fou cruel ou le libérateur. Sa légende noire commence dès les premiers témoignages de ses propres hommes qui le dépeignent comme un homme sanguinaire et dégénéré. Il est important de comprendre que ses hommes, bien que possiblement graciés par le roi après leur forfait, ont tout intérêt à fournir une image sombre du conquistador, à dresser un portrait de tortionnaire et de despote qui les aurait forcé à le suivre. Francisco Vázquez, un des hommes de l'expédition ayant refusé de signer la déclaration d'indépendance d'Aguirre, relate cette vision dans son ouvrage à fonction didactique puisqu'il oppose la vertu au vice. La légende noire se poursuit à l'indépendance de l'Amérique du Sud des années 1800-1810 : il est le tirano, le mauvais européen de la conquête qui a profité cruellement des indigènes. En Espagne, il est également considéré par les républicains comme le premier phalangiste, la célèbre faction armée espagnole de la Guerra Civil de 1936-1939, ou un modèle spirituel de Franco en tant « que le plus rouge et tourmenté de tous les Espagnols » par Gonzalo Torrente Ballester. Le film Aguirre, la colère de Dieu en 1972 par Werner Herzog avec Klaus Kinski dans le rôle titre, qui offre une ampleur mondiale au personnage, le décrit également comme un mégalomane dégénéré ce qui s'explique facilement par le contexte de tiers-mondisme et de décolonisation d'alors. Cette vision noire de l'homme est celle qui est le plus encrée dans notre imaginaire mais il ne faut pas sous-estimer l'existence d'aspects plus positifs.

Par exemple, les Basques, opprimés par le franquisme, ont commencé à vénérer Aguirre comme un saint patron, allant jusqu'à célébrer les 400 ans de sa mort dans sa ville natale en 1961. À la fin du XIXe siècle, le dramaturge colombien Carlos Arturo Torres, dans son livre Aguirre, ancre l'homme dans une visée méliorative en faisant de lui le précurseur de la libération de 1891 et le père spirituel de Simon Bolivar. Il s'agit cependant d'une fiction, il ne faut donc pas y voir un travail historique. Depuis le XXe siècle, l'historiographie (Ispizúa ou Serge Gruzinski) a cependant rappelé qu'Aguirre devait être mis en relation avec son contexte des soulèvements suite aux Lois Nouvelles de 1542, et que son étude est sujette à la dépendance des sources coloniales qui ne sont pas fiables. Lope de Aguirre a donc forcément une image exagérée, extrapolée et fausse. L'historien espagnol Javier Ortiz de la Tabla dans son introduction à l'Eldorado de Francisco Vasquéz en 1989 explique que la personnalité d'Aguirre reste pour le moment en débat au vu des sources, et que l'on peut simplement affirmer qu'il a été « un déshérité de la Conquête ». Il est un conquistador type pas si éloigné d'un Cortès ou d'un Pizarro.

L'antihéros européen par excellence

L'histoire noire d'Aguirre restera comme le symbole de la force obscure des conquistadors, comme l'exemple à ne pas suivre. Il est à la fois diabolisé et idéalisé. Films, bande dessinées, groupes de rock, témoignent bien de l'intérêt que notre culture lui porte. Par sa cruauté sans limite, sa passion pour l'or et le pouvoir, nous pouvons voir en lui l'archétype de la méchanceté concrète, attestée par l'histoire. Il exalte en lui ce qu'il y a de plus mauvais en nous, il représente la limite à ne pas dépasser. Son exemple est devenu une figure mythique de notre panthéon européen, l'antihéros par excellence. Sa figure nous heurte pour la simple raison qu'il confronte notre imaginaire à une contradiction de notre identité.

Le conquistador est souvent perçu comme le héros de la colonisation, le civilisateur de l'Amérique et le brave de l'histoire. Il est l'aventurier qui fait fantasmer. Son acte d'indépendance et de liberté face à un pouvoir monarchique jugé  mauvais, conjugué à sa façon de prendre son destin en main, d'être le capitaine de son âme, fait de lui un modèle. Cependant, son histoire nous fait comprendre ce qui a été le plus dramatique, le plus épouvantable chez l'Européen. Son ambivalence est, par certains points, l'apothéose de ce que pourrait produire notre propre ambivalence. Il est à la fois l'apogée d'une époque, celle des conquistadors, mais aussi l'élément final d'un processus d'horreur. Les conquistadores permettent une renaissance, notamment marquée dans l'histoire par l'apparition des Lois Nouvelles de Las Casas en 1542 qui est le premier véritable document de protection en matière d'esclavage. Aguirre devient alors la phase ultime de la décadence de ces soldats espagnols en Amérique. Don Lope de Aguirre était nécessaire à l'évolution, pour que l'humain s'améliorât. Hypnotisés par ce personnage et la peur de nous-mêmes qu'il exalte, sa réalité historique nous conforte dans ce ressenti.

La méchanceté est détestée, réprimée, condamnée, mais nous ne pouvons nier qu'elle fascine. Aguirre laisse à jamais une trace sanglante et envoutante dans notre histoire.

Chronologie succincte

1511-1515 : Naissance supposée de Lope de Aguirre en Espagne.

1530-1534 : Arrivée au Pérou.

1542-1554 : Membre éminent de la guerre au Pérou entre Pizarro et Almagro où il passe d'un camp à l'autre.

1554 : Amnistie générale pour les conquistadores, Aguirre en profite pour rejoindre l'armée impériale.

1560 : Membre de l'expédition menée par Pedro de Ursa vers l'Eldorado.

1561 : Deux mutineries au cours desquelles Aguirre devient le chef de la nouvelle expédition pour conquérir le Mexique.

Juillet 1561 : Lettre ouverte contre Philippe II où il fait sécession et se déclare « Prince du Pérou, de la Terre ferme et du Chili ».

27 octobre 1561 : Il tue sa fille avant de mourir sous les balles de ses hommes ; son corps est découpé en lambeaux dans la ville d'El Tocuyo.

Bibliographie

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