Dominorum Raider, un jeu vidéo en 3D pour découvrir l'histoire et la langue de l'époque romaine
Il y a quelques semaines, Caton l'Aubergiste est venu nous présenter sur notre Discord Dominorum Raider, son projet solo fort intéressant qui vous invite à découvrir le latin et l'Histoire romaine au temps de Cicéron. Dans ce jeu d'aventure à la 3e personne entièrement en latin, vous incarnez Agathinus, un personnage qui a collaboré avec Verrès pendant un temps, pour piller la Sicile et la belle demeure de Sthenius.
Docteur agrégé de lettres classiques, Caton l'Aubergiste propose son projet en démonstration sur itch.io. Vous pouvez également le suivre sur son compte Twitter pour avoir de plus amples informations : @CatonlAubergist. En attendant, il nous offre en exclusivité le tout dernier journal de développement, ainsi qu'une toute nouvelle bande-annonce.
Journal de développement de la version 0.4
Dominorum Raider vient de passer un cap. Il a été entièrement recommencé à zéro, avec une nouvelle carte et de nouvelles mécaniques. Pourtant il occupe la moitié de la taille de son prédécesseur sur le disque dur ! Pourquoi une telle refonte ?
Sommaire
Contexte
Retours de tests
En janvier, j'ai fait tester la version précédente de Dominorum Raider au public visé, des élèves d'environ 12 ans débutant le latin. Mes élèves sont actuellement mon public principal, parce que je les vois régulièrement, parce que ce support de cours les intéresse et inversement parce que leurs tests sont instructifs pour moi.
J'en ai tiré plusieurs observations. Mes élèves ont été bloqués par un enchaînement de plateformes dans l'obscurité. J'étais obligé de les aider à passer cet endroit, ce qui n'a pas de sens et n'apprend rien à personne. Ils ont du mal aussi avec le fait que la caméra dans les TPS soit désynchronisée des déplacements du personnage. Ils aiment avoir peur, comprendre le vocabulaire et prendre des raccourcis. Certains aiment même réfléchir et tous aiment être récompensés. J'ai tenu compte de tout cela.
Changement de source historique
Ma source d'inspiration historique a changé. Elle s'appuyait auparavant sur un manuel de latin danois, connu comme le « LLPSI1 » ou la « méthode Orberg ». Cette méthode vise à faire apprendre le latin comme une langue vivante, à partir d'un latin écrit de nos jours.
On découvre l'histoire d'une famille romaine, avec ses différents membres, parents, enfants et esclaves. Ces personnages font des rencontres et vivent des aventures. Au premier chapitre, les mots de vocabulaire sont peu nombreux et transparents, puis ils deviennent progressivement plus nombreux. J'avais pris mes personnages dans ce manuel et établi ma maison selon les plans de la domus où ils vivent.
Cependant, le détenteur des droits d'auteur de cette méthode n'a pas accepté que la méthode soit adaptée en jeu vidéo, pour une raison non dite. M'éloigner de cette source d'inspiration a eu des inconvénients mais aussi des avantages. Le principal avantage est dans la précision historique. J'ai parcouru des bibliothèques et acheté d'autres livres sur la Domus romaine2.
L'histoire de la famille était fictive. Je lui ai préféré une inspiration réelle, autour des pillages de Verrès, gouverneur de Sicile de 73 à 71 av. J.-C.3. La domus d'Orberg n'était pas totalement claire ni complète. Elle ne comprenait pas de taberna (magasins) sur la façade, pas de tablinum (bureau), pas d'escalier, pas de culina ni de latrina.
Le numéro 23 indique les taberna. Les pièces qui ont besoin de chaleur correspondent sans doute au numéro 15.
Montée en qualité technique
Enfin, mes compétences de développeur et de modélisateur 3D se sont améliorées. J'ai apprécié le système de combat rhétorique que j'ai mis en place dans Urbium Raider (également sur itch.io) : à la manière d'un combat à l'épée, notre personnage est capable de s'équiper d'un cône qui touche les autres personnages. Le cône représente la progression de sa parole. Quand ce cône touche une certaine classe de personnages, des actions se déclenchent. Je suis content de cette mécanique qui appartient entièrement au jeu et non pas au cours de langue, tout en mettant en valeur le pouvoir des mots. Votre parole devient votre arme.
D'autres problèmes me pesaient : j'avais eu recours à un ensemble de ressources toutes faites, pleines d'objets sophistiqués et de fresques romaines. Vu que mon public a besoin de jeux légers, le nombre de fresques pesait inutilement sur mes fichiers. En outre, ma domus avait une texture irrégulière : le haut des portes s'ajustait mal sur les portes. Cela venait de ce que j'avais essayé une procédure automatisée, qui consiste à transformer chaque trait d'une image (plate) en plan sur un volume. Cette méthode semblait plus rapide, mais elle s'est révélée plus longue et moins efficace. Le mieux était de construire la maison, peu à peu, presque cube par cube.
Ces différentes actualités plaidaient dans le même sens : je devais repartir de zéro, faire un jeu plus léger, plus accessible, mieux maîtrisé.
Quelles sont les nouveautés de la version 0.4 ?
Les nouveautés
Nouvelle carte, plus grande, plus riche, plus historique
La carte est devenue plus grande et mieux remplie. La nouvelle carte comprend de nombreux bâtiments, certains seulement pour le décor, d'autres qu'on peut visiter. Les paysages comprennent montagne, ville, bord de mer et campagne. On trouve de nombreux éléments qui reflètent la vie quotidienne dans une ville romaine du 1er siècle avant J.-C. : des litières, des amphores, des chevaux, des indices de la séparation sociale entre maîtres et esclaves.
La carte est aussi plus historique. Elle est construite autour de « domus », nom latin de la maison, à l'origine des mots français domicile, domestique, dominer. Comme les modernes, les Romains pouvaient vivre en immeuble ou en maison. Les maisons peuvent être des maisons mitoyennes en ville, comme on en trouve sur les plans de Pompéi, ou des villas isolées à la campagne. J'ai aussi construit la petite ville autour d'un plan en croix : c'est le cardo et decumanus des villes fondées par des Romains.
Les couleurs sont aussi plus historiques. Il est courant que les murs des maisons romaines soient peints, notamment avec des nuances de rouge4, des fresques en trompe-l'œil, des mosaïques au sol.
Nouvelles maisons, plus archéologiques
On peut visiter deux maisons différentes, construites selon un plan archéologique.
- La petite est la maison de Trebius Valens. Je l'ai vu reproduite plusieurs fois5. Elle a déjà été modélisée pour des magazines et des livres. Pour éviter tout problème de droit d'auteur et parce qu'elle est assez simple, je l'ai modélisée entièrement moi-même. Elle se trouve en triple dans la carte, deux dans la ville et une en maquette miniature dans le niveau de tutoriel.
- La grande s'inspire du plan canonique de Johannes Overbeck6. Un plan « canonique » n'est pas un plan réel, mais un plan idéal. Cet archéologue allemand a dessiné un plan idéal, parce qu'il pensait que toutes les maisons romaines étaient construites selon le même plan. Même si toutes les maisons n'ont pas la même forme, elles ont toutes le même agencement, avec un espace de réception autour de l'atrium et un espace privé autour du péristyle. À ma connaissance, cette domus n'a jamais été modélisée en 3D. Elle a une très grande taille, ce qui est propice à l'exploration et au mode de jeu TPS, qui nécessite de la place entre le personnage et la caméra.
Les petites domus :
La grande villa :
Nouvelles mécaniques
Pour réussir le jeu, il faut tenir compte de trois variables : les objets à récupérer (je ne les nomme pas pour laisser le plaisir de la découverte), les points d'expérience, la barre de vie. Ces trois variables permettent de motiver le joueur à explorer, à être prudent, à comprendre, à tester ce qui fait avancer et corriger ce qui ne fait pas avancer. La victoire est atteinte quand vous avez trouvé tous les objets.
Quel est l'intérêt du compteur d'expérience ? Il inscrit ce jeu dans la lignée d'un grand nombre de jeux classiques, non pédagogiques. Il permet aussi de motiver le joueur à aller plus loin, à la manière d'un score, puisqu'il s'affiche sur l'écran de fin.
Comment gagner de l'expérience ? On gagne de l'expérience en révélant le nom latin des objets, en parlant correctement aux personnages et en réussissant le labyrinthe.
L'expérience est enfin nécessaire pour atteindre certains objets, qui ne sont accessibles qu'à partir d'un certain nombre de points d'expérience.
Aller trop vite nuira à votre variable la plus fondamentale : la barre de vie.
Remarque : le jeu est un « prototype en cours de développement ». Cela signifie que plusieurs mécaniques fonctionnent, mais qu'elles ne sont pas finies. Des phases de tests ont déjà eu lieu, de nombreux bugs ont été corrigés, mais le temps de jeu actuellement est très court, d'environ 20 à 30 minutes. La mise à jour 0.4 impliquait surtout une mise à jour de la carte. Le scénario, les dialogues, les personnages, les missions sont amenés à évoluer.
Perspectives futures
Un scénario au service d'une véritable affaire qui a secoué Rome en 73 avant notre ère
Cette partie pourrait être considérée comme « spoil » ou « divulgâchis » mais elle est nécessaire pour justifier le caractère historique du scénario. Le lecteur peut donc passer cette partie pour aller à « autres pistes ».
Le joueur incarne un certain Agathinus, personne qui a réellement existé. Agathinus est un personnage peu connu dans un scandale très connu : l'affaire Verrès. Verrès fut un gouverneur romain cupide. Il pilla la Sicile, en volant des objets précieux dans toutes les belles demeures. Comme il présidait les tribunaux, les Siciliens ne pouvaient rien contre lui. Aux vols s'ajoutèrent des exactions, condamnations sommaires, humiliations et même déportations et meurtres. Verrès continua ses larcins sans être inquiété jusqu'à ce qu'il s'attaque à Sthenius de Thermes. Sthenius avait voyagé, avait réuni une importante collection d'objets précieux. Il a eu la présence d'esprit de penser que Verrès n'était pas au-dessus de toutes les lois. Sthenius a donc refusé que Verrès déboulonne les statues de la ville de Thermes.
Agathinus (vous), ennemi personnel de Sthenius, a accepté d'intenter un procès contre Sthenius, pour un faux motif, sous la pression de Verrès. Mais Agathinus n'a pas accepté de faire encourir à Sthenius la peine de mort. Sthenius s'en est sorti en abandonnant toutes ses possessions en Sicile pour plaider sa cause à Rome auprès de l'avocat Cicéron. Agathinus a donc mal agi au départ, mais il est resté libre dans sa décision finale. Il n'était peut-être pas une bonne personne, mais il est un bon personnage, libre, imprévisible, capable du pire et du meilleur. Il y aura donc un choix à faire : allez-vous suivre Verrès jusqu'au bout pour vous enrichir ou le dénoncer pour sauver la justice ? Pour l'instant, le gameplay ne permet que de piller la Sicile, dans la joie et la bonne humeur. Dans les futures mises à jour, le joueur découvrira ce scénario peu à peu. Une présence de mythologie permettra aussi de justifier certains éléments de gameplay (la vision améliorée).
Cicéron, Contre Verrès, 22, 38, 92-94 | Traduction Nisard7 |
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Postridie mane descendit; Agathinum ad se uocat; iubet eum de litteris publicis in absentem Sthenium dicere. Etat eius modi causa ut ille ne sine aduersario quidem apud inimicum iudicem reperire posset quid diceret; (93) itaque tantum uerbo posuit, Sacerdote praetote Sthenium litteras publicas corrupisse. Vix ille hoc dixerat cum iste pronuntiat STHENIUM LITTERAS PUBLICAS CORRUPISSE VIDERI; et hoc praeterea addit homo Venerius nouo modo nullo exemplo, OB FAM REM HS D VENERI ERYCINAE DE STHENI BONIS SE EXACTURUM, bonaque eius statim coepit uendere; et uendidisset, si tantulum morae fuisset quo minus ei pecunia illa numeraretur. (94) Ea posteaquam numerata est, contentus hac iniquita te iste non fuit; palam de sella ac tribunali pronuntiat, Si QUIS ABSENTEM STHENIUM REI CAPITALIS REUM FACERE VELLET, SESE EIUS NOMEN RECEPTURUM, et Simul ut ad causam accederet nomenque deferret, Agathinum, nouum adfinem atque hospitem, coepit hortari. Tum ille clare omnibus audientibus se id non esse facturum, ne que se usque eo Sthenio esse inimicum ut eum rei capitalis adfinem esse diceret. | Le lendemain, dès le matin, [Verrès] descend [au forum de Thermes] ; il mande Agathinus, lui ordonne de prendre la parole sur la falsification des registres contre Sthénius absent. Telle était la cause, que celui-ci, même sans adversaire, et devant un juge ennemi de l'accusé, ne trouvait rien à dire. Aussi, se borne-t-il à établir en un mot que, sous la préture de Sacerdos, Sthénius a falsifié les registres publics. A peine a-t-il dit ces paroles, Verrès prononce : Sthénius nous semble avoir falsifié les registres publics. Et il ajoute, cet homme tout à Vénus, chose nouvelle et sans exemple : Pour ce crime, cinq cent mille sesterces, destinés à Vénus Érycine seront pris sur les biens de Sthénius ! et il commence aussitôt la vente de ses biens. Il les aurait vendus, pour peu qu'on eût tardé à lui compter cette somme. Lorsqu'elle lui fut comptée, il ne s'en tint pas à cette iniquité ; il annonce publiquement, du haut de son tribunal, que si l'on voulait accuser Sthénius, absent, de crime capital, il recevrait la dénonciation. En même temps il presse Agathinus, son nouvel hôte, son nouvel allié, de se présenter et de faire la dénonciation. Celui-ci répond à haute voix, devant tout le monde, qu'il n'en fera rien, qu'il n'est pas ennemi de Sthénius au point de l'accuser d'un crime capital. |
Pour légitimer le besoin d'utiliser la langue latine, j'ai imaginé qu'Agathinus ait des origines gauloises. Cela justifie qu'Agathinus doive apprendre le latin. Agathinus se serait appelé Agathix dans un premier temps puis aurait changé son nom pour s'intégrer. La vie d'Agathinus est très mal connue par ailleurs, ce qui autorise cette invention, ni contredite ni confirmée par les faits.
Ce scénario s'appuie sur le Second Discours contre Verrès de Cicéron8, romancé par Robert Harris.
Autres pistes
- Développer un système avancé de dialogues, avec des choix, un affichage élégant, la possibilité d'utiliser la souris ou une manette, la possibilité d'aller plus ou moins vite dans la lecture.
- Développer un système pour observer les objets de près, repérer des indices, permettre des missions secondaires. On pourrait par exemple trier des amphores en fonction de leur propriétaire, repérer des amphores volées ou mal rangées.
- Développer des missions secondaires.
- Ce jeu contient beaucoup de personnages masculins. Cela se comprend pour deux raisons : ce jeu est centré sur la deuxième déclinaison latine, qui ne comprend que des mots masculins. La deuxième raison est que les sources historiques parlent surtout des personnages masculins. Cependant, Cicéron parle de la fille d'Agathinus, dont Verrès aurait été attiré. Robert Harris parle aussi de la femme de Sthenius qui aurait assisté au pillage de sa villa. Un effort de parité dans les personnages nous paraît légitime.
Conclusion
J'espère que ce texte vous aura éclairé sur l'histoire de la Sicile en -73 et sur le jeu Dominorum Raider. Mon projet est de faire un vrai jeu, qui plaise aux joueurs, non pas uniquement un jeu pédagogique, mais je pense que cette exigence n'est pas contredite par l'exigence de précision historique et linguistique. Une solution pour les développeurs est d'inventer des histoires vraisemblables, mais une autre solution est de chercher autant que les chercheurs. Une lecture précise des sources nous fait nous rendre compte qu'il y a des zones d'ombre dans l'histoire : ici la ville de Thermes et l'histoire d'Agathinus. Ces zones d'ombre sont le cauchemar des historiens mais le bonheur des développeurs et des joueurs.
Tout retour de test et toute suggestion sont bienvenus !
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1 Lingua Latina per se illustrata, Hackett publishing, 1999 (1ère éd), 2011.
2 Jean-Pierre Adam, La Maison romaine, Éditions Honoré Clair, 2012 ; Rome et l'Empire romain, Éditions Milan, collection « Les Encyclopes », 2011 ; Vincent Jolivet, Tristes portiques - Sur le plan canonique de la maison étrusque et romaine des origines au principat d'Auguste, École française de Rome, 2011 ; Pierre Gros, L'architecture romaine Vol. 2. Maisons, palais, villas et tombeaux, Éditions Picard, 2017 ; Jacques Martin, Rafael Moralès, Roma Roma, Alix, vol. 24, Casterman, 2005.
3 Sources : Robert Harris, Imperium, traduit en français par Nathalie Zimmermann, Pocket, 2008 ; Cicéron, Seconde action contre Verrès, Discours, tome V, traduit en français par Henri de La Ville de Mirmont, Les Belles Lettres, 2002.
4 Comme source authentique sur les couleurs d'une villa romaine, on peut observer la villa Poppée, aux fresques plutôt bien conservées. La fresque de la villa Livia a aussi servi d'inspiration.
5 https://publications.faton.fr/flip-decouverte/AM/AM-585/16/
Dans le livre de JP Adam, en collaboration avec José Antonio PA
6 « Ursprünglicher Plan des röm. Hauses », 1875, cité par Jolivet p. 13 de Tristes portiques, École française de Rome, 2011.
8 Contre Verrès (Rozoir)/Seconde Action — Second Discours sur Wikisource