Les réformes Gribeauval : une révolution dans le domaine de l’artillerie française
À la veille des grandes batailles révolutionnaires et napoléoniennes, l’artillerie est en pleine mutation partout en Europe : chaque État cherche à améliorer la mobilité, la portée, la précision, la vitesse de rechargement et la robustesse de ses canons alors que le rôle de cette arme semble toujours croître davantage sur les champs de bataille d’Europe et d’Outre-mer.
Un homme, Gribeauval, dota à cette époque la France d’un système d’artillerie novateur qui donna un avantage décisif à son pays lors des conflits de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle. Certains États, comme l’Espagne, l’adopteront même en intégralité.
Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval est né à Amiens en 1715 au sein d’une famille de la petite noblesse et rejoint l’armée royale dès ses 17 ans. Officier à 20 ans grâce à ses talents d’ingénieur lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763), il devint peu après inspecteur de l’artillerie et lieutenant général des armées du roi chargé d’une mission cruciale : moderniser l’artillerie française. Puissante mais peu mobile, celle-ci est jugée incapable de rivaliser avec les autres artilleries européennes.
En effet, les canons et obusiers ont vieilli depuis les réformes de Vallière en 1732. Celles-ci poursuivirent l’uniformisation des calibres entamée dès le XVIème siècle pour les ramener au nombre de cinq seulement. Mais un problème de taille subsiste : les affûts (structures supportant le canon) ne sont pas standardisés et ne peuvent donc transporter que certains types de pièces d’artillerie. Celles-ci sont longues à recharger, peu précises et peu maniables. En somme, chaque arsenal produit un type de canon et un type d’affût propre à l’efficience variable, rendant l’interchangeabilité impossible. C’est à ces difficultés techniques et logistiques que va tenter de répondre Gribeauval.
Les réformes Gribeauval en quatre points
Tout d’abord, l’ingénieur français organise l’artillerie en quatre services distincts : campagne, siège, place forte et côte avant de lancer ses réformes qui se divisent en quatre piliers :
Standardisation des pièces d’artillerie et des affûts
Les fonderies et arsenaux harmonisent bon gré mal gré leur production selon des standards imposés à la vis près.
De plus, il n’y a plus que trois types de pièces : les 4, 8 et 12 livres (correspondant au poids des boulets tirés), dont les pièces sont interchangeables d’une pièce d’artillerie à l’autre. À cela s’ajoute l’obusier au calibre de 6 pouces.
En plus de standardiser les pièces d’artillerie elles-mêmes, Gribeauval uniformise aussi les techniques de production au sein des arsenaux.
Mobilité
Les canons sont allégés en les dotant d’un fût plus court à l’alliage de bronze d’excellente qualité. Ensuite, les essieux sont renforcés en fer pour résister aux routes de campagnes les plus accidentées.
Gribeauval adopte aussi l’attelage à timon (les chevaux sont attachés par deux ou quatre à une poutre centrale) grâce auquel les chevaux peuvent désormais aller au trot ou même au galop sur certains terrains.
Cadence de tir
Dans un premier temps, Gribeauval fait en sorte que la poudre et les boulets arrivent en un même caisson : la « cartouche à boulet » où la gargousse de poudre et le boulet sont maintenus sur un sabot en bois par deux bandes métalliques.
Il popularise aussi l’utilisation de la boîte à mitraille dans les armées françaises.
Pour ce qui est des chiffres, une pièce d’artillerie de 4 ou 6 livres peut tirer 2 à 3 coups par minute contre un coup toutes les deux minutes pour le canon à 12 livres, grâce à un ballet orchestré à la seconde près et parfaitement coordonné.
Après les réformes Gribeauval, l’armée française obtient la réputation de tirer plus vite que ses adversaires.
Précision
S’inspirant d’une technique suédoise datant du XVIe siècle, Gribeauval fait installer une vis de hausse destinée au pointage en hauteur ainsi qu’un pointeur en saillie sur le dessus du canon.
Enfin, il fournit à ces artilleurs des tables de portée et d’angle de tir et à ses responsables de fonderie des instruments de précision permettant de s’assurer de la balistique interne de chaque pièce.
1. Canon de campagne de 12 livres - 2. Canon de campagne de 8 livres - 3. Canon de campagne de 4 livres du système Gribeauval. Musée de l'armée (Dist. RMN-Grand Palais)
Description et fonctionnement d’une pièce d’artillerie classique du système Gribeauval
L’avant-train (soit l’affût, les essieux et le timon) est tiré par quatre ou six chevaux en fonction du poids de la pièce, répartis de part et d’autre du timon. Ces robustes chevaux originaires de Normandie ou de Bourgogne sont conduits par des cavaliers réformés ou blessés.
L’avant-train est suivi d’un caisson convoyé par quatre autres chevaux et transportant l’essentiel des boulets et de la poudre. Cependant, l’avant-train lui-même dispose d’un petit caisson de 18, 15 ou 9 boulets selon le calibre, permettant de tirer avant l’arrivée du grand caisson.
Chaque artilleur a un rôle défini dans le très organisé ballet d’artillerie : un premier enflamme l’étoupille faisant exploser la poudre et ainsi projetant le boulet, un deuxième nettoie la culasse et un troisième remet la pièce d’artillerie en place après chaque tir (le recul étant important). Enfin, le pourvoyeur apporte la gargousse à boulet pour recharger le canon.
Munitions : les autres grandes innovations du XVIIIe siècle
Le "vent dans l'âme"
Gribeauval lui-même participe à améliorer la qualité des boulets de son artillerie. Le but étant de réduire au minimum le « vent dans l’âme », ou l’espace entre le boulet et la paroi du canon. Naturellement, plus le boulet ricoche dans le fût du canon, plus sa précision s’en trouve altérée.
L’ingénieur fait donc en sorte d’uniformiser les boulets de 4, 8 et 12 livres au centimètre près pour qu’ils correspondent tous au fût de leur canon respectif. Il demeure cependant un « vent dans l’âme » de plus de 3 centimètres pour laisser le souffle d’échapper de la bouche du canon.
Ainsi, la portée et la précisions s’en trouvent largement améliorées au détriment du recul, lui-même compensé en recouvrant de fer les affûts.
La boîte à mitraille
Bien que déjà observée auparavant sur les champs de bataille, le XVIIIe siècle voit l’utilisation de la boîte à mitraille se développer pleinement.
Celle-ci consiste simplement en un cylindre métallique (souvent en étain) empli de balles de plombs projeté par un canon mais explosant immédiatement à la sortie de la bouche de ce-dernier.
La portée est donc certes limitée mais ce genre de munition est redoutable lorsqu’une ligne d’infanterie ou une charge de cavalerie s’avance suffisamment près de la batterie d’artillerie (effet mortel jusqu’à 300 mètres). Alors qu’un boulet classique peut faucher une poignée d’hommes à l’impact, les dégâts d’un tir réussi à la boîte à mitraille peuvent en tuer ou blesser plus d’une dizaine, voir une vingtaine.
En outre, n’oublions pas l’effet de sidération qu’inflige une telle arme sur le moral des adversaires. Notons enfin que dans certains cas, les artilleurs chargent une boîte à mitraille à la suite d’un boulet classique pour accroître l’efficacité du tir et sa portée.
Encore utilisée lors de la Guerre de Sécession, la boîte à mitraille périclitera ensuite tandis que s’annoncera peu à peu l’heure de gloire des obus.
L’obus explosif ordinaire et l’obus à shrapnels
L’innovation de l’obus consiste à tirer un projectile creux en fer rempli de poudre (à noter que dans cet article, nous ne parlons encore que d’obus sphériques).
Aux origines, le projectile explosait encore à l’impact mais était bien plus meurtrier qu’un boulet classique. Ensuite, il explosa en vol grâce à l’ajout d’un détonateur.
C’est donc le souffle de l’explosion, davantage que l’impact, qui provoque les dégâts. L’artilleur responsable de la portée et de la précision du canon doit donc maîtriser la trajectoire de la cloche ainsi que le temps de détonation de l’obus.
Naturellement, ce sont presque exclusivement des obusiers ou encore des mortiers (armes à une inclinaison bien plus grande) qui peuvent tirer des obus.
Durant la genèse de l’utilisation des obusiers, les risques étaient particulièrement grands pour les servants devant charger l’obus et allumer la mèche. Cependant, malgré le danger, ces pièces d’artilleries étaient notamment fréquemment utilisées lors de sièges par exemple.
Plus-tard, la mèche sera remplacée par un système de cartouche à percussion permettant à des obus d’être tirés depuis des canons plus conventionnels et donc explosant à l’impact.
Ce type d’obus sera largement amélioré par Henry Shrapnel (1761-1842) en 1783. Ce lieutenant de la réputée Royal Artillery britannique allia les redoutables avantages de la boîte à mitraille (nombreux projectiles mortels) avec la portée qui lui manquait jusqu’alors.
Ce nouveau type d’obus creux contient un mélange de billes métalliques et d’un peu poudre dont l’explosion dépend d’un simple détonateur intégré. Ainsi, un obus à la détonation bien amorcée explosera à proximité de l’ennemi, déversant sur lui ses balles mortelles dont la vitesse de projection est directement liée à la vitesse de l’obus en lui-même. La portée d’un tel obus dépasse le kilomètre de capacité effective. La cartouche à mitraille sphérique, dont le nom ‘obus à shrapnels’ ne sera adopté que bien plus tard, était née.
Source
- Mongin J.-M. et Letrun L., L'artillerie et le système Gribeauval 1786-1815, t. I, Paris, Histoire et collection, 2014.
- Nardin P., Gribeauval, lieutenant général des armées du roi (1715-1789), Paris, Fondation pour les études de la Défense nationale, 1982, (coll. Cahiers n° 24).
- Elensar Ancien membre d'HistoriaGames
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