Sekiro : De la logique de mourir

Djokaire
Djokaire
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17 avril
2019

« Sekiro : Shadow Die Twice » ou, dans la langue de Jacques Chirac, « Loup à un bras, les ombres meurent deux fois ». C’est certain que tout de suite, ça fait moins. Alors, oui, ça fait moins mais c’est pas tellement grave car le jeu ne sait pas vraiment se reposer sur ses dialogues ou ses textes. Ici, il s’agit plutôt d’ambiance, de sonorité, de langage graphique et d’appréhension évolutive.

Tout comme les précédents (directs) des développeurs, à savoir FromSoftware dirigé par Miyazaki (l’autre), il y baignera une sensation d’ésotérisme, de mysticisme et de mystère à peine camouflés. Dans la même veine que ce que la presse nomme vulgairement les « Soulsborn » (alors qu’il est déjà confus de tenter de marier Bloodborn et Dark Souls), Sekiro héritera tout de même de certaines mécaniques et rythmique, s’en allant pour autant vagabonder sur un autre terrain.

Mais alors, pourquoi est-ce qu’on en chie tout un bouddha de ce jeu ? Parce qu’on meurt souvent ? Parce que les ennemis tapent fort ? Autant que sur un jeu datant de la cinquième génération mais c’est une excuse suffisante pour que la communauté vienne nous pleurnicher dans les esgourdes. Et pourtant, cette difficulté, déjà relative, relève d’une mesure extrêmement précise, minutieuse, contrastant avec le récit d’une aventure ancestrale. De la logique de mourir.

Sekiro : De la logique de mourir

Seki Sekiro ?

Afin de mieux assimiler le concept, il est nécessaire de présenter le soft. Rappelons déjà que Sekiro mêle une période chargée en histoire nippone tout en y incorporant une bonne dose de fabulations.

C’est pour cela que l’on devra combattre des serpents géants (pas de la petite friture au bord du lac mais un énorme machin blanc dans les montagnes) car les japonais adorent les reptiles, c’est bien connu ; Kojima peut en témoigner.

Sekiro : De la logique de mourirArtwork par Shohm

On découvre aussi des monstres énormes, des parasites contrôlant leurs hôtes, des attaques de foudre et même des friandises qui augmentent légèrement les caractéristiques physiques. Autant dire qu’on y va pas pour la rigueur historique mais plutôt pour son emprunt relié à une invention tout droit sortie de l’esprit de son concepteur.

Nous incarnons donc Loup, un shinobi orphelin recueilli sur le champ de bataille par un ninja vétéran. Le pauvre homme est ensuite placé par son père adoptif au sein d’une famille royale, pour simplifier. Papa est intransigeant : on doit protéger notre maître quoi qu’il en coûte, quoi qu’il arrive. C’est notre nouvelle tâche et ce, jusqu’à la mort.

Le prince d’Hirata est donc notre donneur d’ordre, aussi sympathique qu’attendrissant étant donné qu’il dépasse même pas la dizaine d’années. Le souci, c’est qu’il est le descendant d’une lignée ancienne dont le sang aurait des vertus sensationnelles comme celui de l’immortalité.

Mais attention, l’immortalité sélective, hein ; comprenez par-là que celui qui possède ce pouvoir ne peut simplement pas saigner et mourir de la lame d’autrui ni de la sienne. À moins que... et là, on touche au scénario de manière plus approfondie alors on va s’arrêter là.

En revanche, sans gâcher le plaisir, qu’est-ce qu’on peut raconter ? Eh bien, que le prince va se faire capturer par une famille rivale ; histoire de lutte intestine et de course au pouvoir parce que c’est pas que des rumeurs cette histoire d’immortalité. Et Loup, le pauvre, va se faire tuer très rapidement. C’est dit, c’est fait, c’est comme ça.

Sauf que pour éviter qu’il ne calanche dans les secondes qui suivent, le Prince va mélanger son sang à celui de son shinobi attitré. Ce dernier va alors se relever afin de pouvoir jouir de son nouveau pouvoir. Mais n’ayant qu’un quart de sang, ce sera une autre limonade que celle des descendants directs de cette fameuse lignée. Loup pourra donc ressusciter mais selon certaines conditions. On y arrive.

Sekiro : De la logique de mourir

La difficulté difficile à assumer

Outre le fait que le protagoniste principal se fera découper le bras à la fin du prologue pour le voir remplacer par une prothèse ninja, Loup pourra également revenir à la vie dès qu’il se fera terrasser. Tel un prince de perse dans la galère, il sera néanmoins incapable de le faire à loisir. Un compteur sera affiché en bas de l’écran nous prévenant du nombre d’occasions qu’il nous reste, ces dernières allant jusqu’à trois après une bonne partie bien remplie.

Seulement, si on l’utilise une fois, il faudra recharger ce pouvoir en tuant plusieurs ennemis ; ce qui implique qu’il est difficile devant un boss de pouvoir user à outrance de cette technique secrète.

Sekiro : De la logique de mourirArtwork par Istrandar

C’est l’un des premiers éléments qui vient contrebalancer la difficulté du jeu : on a droit à une seconde chance. Parfois d’une troisième ou d’une quatrième pour peu que l’on maîtrise suffisamment les mécaniques de combat.

Sans parler de l’architecture des tableaux, volontairement verticale et construite afin de rendre la fuite accessible à l’aide du grappin et souvent cruciale. Une fois disparu, les ennemis retournent à leur poste et l’on peut revenir les assassiner d’un seul coup par derrière.

De plus, nous sommes affublés non pas d’une jauge d’endurance mais de posture, représentant notre dextérité, notre emprise sur notre arme et notre anxiété s’il faudrait expliquer le délire. Une fois cette barre remplie à force de prendre des coups ou d’en bloquer, le personnage sera déstabilisé et parfaitement vulnérable à une attaque meurtrière. Et cela, c’est aussi valable pour les ennemis.

Il existe donc deux manières de venir à bout d’un imbécile dressé sur notre route : vider sa santé ou sa posture. Et pour peu que l’on ait le sens du timing et de l’esquive, les parades s’enchaînent et le combat coupe court. Le seul moyen de s’en sortir sans trop de risque est de « parer » les offensives ou de les esquiver mais c’est plutôt déconseillé car Loup reste vulnérable à la différence d’une carcasse à l’âme sombre.

Sekiro : De la logique de mourirArtwork par tsundere-power

Pour parer, il faut appuyer sur la touche prévue à cet effet dès que le coup touche le katana. Pour bloquer, il suffit de la maintenir enfoncée. On retourne à ce qu’aurait pu nous enseigner un certain opus des Sables du Temps où l’adresse était au centre de la majorité des manœuvres.

Sans oublier les nombreux chemins d’une aisance déconcertante à faire et refaire afin de gagner de l’expérience, développer ses compétences, récupérer des items et s’entraîner aux rouages de la parade réussie.

Il arrivera même, à un moment du jeu, de ramasser des techniques de ninjutsu dont l’une permet de contrôler des adversaires pris par surprise. Une aide non négligeable face aux boss et aux passages difficiles.

Sekiro : De la logique de mourir

De manière générale, les ennemis sont extrêmement peu résistants pour une raison simple : Sekiro se joue vite. C’est un rythme effréné qui ne s’arrête que face aux boss. On passe d’un point de grappin à un autre, d’un coup mortel à un autre, on élimine le plus rapidement possible pour se débarrasser des menaces et ainsi de suite.

Une rythmique relative à la vie ? Et même lorsqu’on se retrouve en sous-nombre et que l’on voudrait bien réfléchir deux secondes à une technique d’approche, le temps est compté car les adversaires, certes, tapent fort. Tels des cerveaux du combat agricole, on se doit d’esquiver, de parer afin de déstabiliser l’adversaire et de le renvoyer à la poussière.

À force, on roule sur le jeu. On le maîtrise. Les morts se font de plus en plus rares et ne parviennent qu’à la découverte de nouveaux ennemis ou contre les boss. Et ça, c’est la leçon de Sekiro. Là, où les Dark Soul se voyaient munis d’un certain sens de l’aléatoire, des techniques putassières et d’une mise à mort punitive, ce nouveau jeu de FromSoftware se veut plus juste, plus concis, plus condensé. Et en quoi c’est intéressant ? Eh ben, on y vient, on y vient.

Sekiro : De la logique de mourir

Les extrêmes se rejoignent et s'enseignent

L’arrière-plan du scénario, sauf la vengeance, se base sur le bouddhisme, philosophie de vie extrêmement rependue en Asie ; faut-il le rappeler ?

Ainsi, le sculpteur qui nous recueille une fois le prologue achevé dans le délire de nous foutre une prothèse ninja ne fait qu’une seule chose de son existence : forger des statues de bouddha.

Et les checkpoints seront, d’ailleurs, des idoles à cette image ; nous permettant de restaurer notre vie et notre compteur de résurrection (entre autres).

Certains items augmentant notre force, notre chance ou notre défense se présentent sous la forme de sucrerie bouddhiste.

L’une des zones, tout entière, est recouverte de temples bouddhistes et de moines guerriers corrompus par un parasite étrange.

Il sera même possible d’apprendre certaines techniques de combat propres à ces hurluberlus chauves mais sans épée, parce que c’est pour les ringards et les frimeurs les lames.

Sekiro : De la logique de mourir

Maintenant que la base en biscuit est posée, on peut la recouvrir de chocolat ou de la préparation au fromage, c’est selon. Il serait bien trop compliqué et langoureux de s’attarder sur une description complète et précise du bouddhisme alors autant énumérer les fondamentaux et les schématiser autant que faire se peut.

L’un des enseignements de Siddhārtha Gautama, fondateur (pas que mais notamment) de cette philosophie, est que l’existence est souffrance. Voilà qui annonce la couleur d’emblée. Bon, y’a pas que ça : il est aussi mention de persévérance, de méditation et d’appel à la sérénité voire à l’équanimité.

Les préceptes de Bouddha impliquent donc de recommencer encore et encore afin, non pas de changer la donne sous le joug de la folie (et ce n’est pas d’Einstein cette citation) mais plutôt d’obtenir la maîtrise d’un obstacle, d’une difficulté rébarbative. La frustration est au cœur de la vie. Les enseignements de Bouddha sont le fondement des mécaniques de Sekiro, pour ainsi dire.

Sekiro : De la logique de mourirArtwork par KasusBelly

Parce que, dans l’univers du jeu, le bouddhisme n’est pas juste une pensée comme un autre qui jouxterait la volonté des protagonistes. Non, c’est aussi la manifestation d’entités et de magies bien présentes qui ont un véritable impact physique sur le décor, les personnages et l’histoire.

Le bouddhisme est donc, quelque part, indéniable pour Sekiro. C’est de cette doctrine dont se nourrit le monde du jeu. Il est donc tout à fait plausible, intelligent et logique que le récit, la narration, les dialogues, la toile de fond, tout le scénario en somme fonctionnent de pair afin d’offrir une anatomie générale parfaitement orchestrée et sensée même pour des éléments comme la résurrection.

En effet, Loup ne peut pas mourir définitivement, même sans ressource ; il revient à l’idole du sculpteur la plus proche à chaque occurrence. De ce fait, il ne peut pas se réincarner. Et donc par extension, il a le cul collé entre deux chaises et vit constamment entre le royaume des morts et des vivants, se battant parfois avec des spectres.

Le fait qu’il puisse mourir deux cent mille fois (et pour tout joueur lambda profitant de l’expérience pensée par les concepteurs, ce sera le cas) est donc parfaitement intégré au scénario. Cela offre enfin la possibilité d’apprécier, avec plus de profondeur, le soin apporté à la construction de cette histoire, de ce gameplay car le tout forme un ensemble homogène, jamais disparate, sans cesse crédible.

L’une des fins du jeu (la bonne même si aucun des épilogues n’est véritablement satisfaisant sur ce qualificatif...) offre une nouvelle perception de la réincarnation mais impossible d’en dire plus sans gâcher le plaisir de l’intrigue.

Sekiro : De la logique de mourir

Finalement, le jeu, à son niveau et c’est-à-dire au niveau d’une œuvre vidéoludique, nous offre une leçon ; une leçon transportée par les préceptes de Bouddha. Attention, on va pas se verser dans l’affectif, la candeur et la fausse émotion pour autant ; le but premier de Miyazaki et de son équipe est bien de produire un bon divertissement, une œuvre culturelle défendable et noble. L’objectif reste de s’amuser, de prendre du bon temps, de s’éclater, de s’évader, de s’émerveiller et tout le toutim.

Sekiro : De la logique de mourirArtwork par TacoSauceNinja

Mais derrière, quand on se penche un peu sur la bestiole, on se rend compte que y’a une sorte de bonus. Un bonus, certes, déjà présent dans Dark Soul mais beaucoup plus notable ici car bien plus argumenté et précis.

Il faut donc savoir se dépasser, maîtriser sa colère, bloquer l’offensive et avec de la chance les parer pour mieux les écarter, se combattre soi-même plus que les ennemis, apprendre de ses erreurs, ne jamais se reposer sur ses acquis, accepter la souffrance quitte à partir perdant, recommencer encore et encore, parvenir à la maîtrise, à l’annihilation du maximum possible des contraintes, rejeter la faute sur soi avant de la rejeter sur autrui car nous sommes le seul maître à bord de notre existence, aspirer au calme malgré les intempéries etc etc. C’est plutôt un beau message pour un jeu vidéo populaire à la production et promotion conséquentes ; Activision oblige.

Reprends ton injure car je n’en ai pas besoin. C’est ce que le soft nous répète à chaque décès dans l’espoir que ce discours soit, un jour, le nôtre. Mais oui, on pète des manettes devant les boss. Forcément. Ça fait chier de recommencer. Surtout lorsque la venue vers ce dit boss s’est faite sans un accroc tellement on enchainait les assassinats subits.

Mais l’existence est souffrance, l’accepter est le début de la sérénité. La frustration est nécessaire ! On comprend alors petit à petit que les extrêmes se rejoignent. Sans la frustration et la colère, comment pourrait-on profiter pleinement du calme et de la sérénité ? Sans la douleur, comment jouir de sa disparition lénifiante ? Sans le mal, comment peut-on prendre conscience du bien ? Sans la mort, comment jauger la vie ?

Après tout, Brassens disait bien que la véritable révolution, c’est de s’améliorer soi-même sans en tenir rigueur à autrui.

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