Info sur le livre |
Titre originalBrève Histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s'effondrent |
AuteurGabriel Martinez-Gros |
ÉditeurSeuil |
GenreEssai historique |
SortieMars 2014 |
Nombre de pages224 |
Brève histoire des empires
Depuis quelques décennies, l'historiographie des empires anciens s'est considérablement enrichie. On peut citer l'Histoire de l'empire perse, paru en 1996, dans lequel Pierre Briant avait réhabilité la notion d'empire, perse en l'occurrence, en insistant sur la cohésion d'espaces variés au détriment d'une historiographie plus traditionnelle qui n'y voyait qu'une domination despotique inefficace et décadente sur des espaces hétérogènes. Une sorte de projection dans le passé du despotisme oriental. En 2004, dans l'Empire des Plantagenêt, Martin Aurell explique que la domination de la dynastie de Richard Cœur de Lion n'a pas abouti à un véritable empire, faute de cohésion. Mais le livre d'histoire, des empires, le plus surprenant et enrichissant est pour moi Brève histoire des empires : comment ils surgissent, comment ils s'effondrent pour deux raisons que nous évoquerons plus loin.
Plantons d'abord le décor. L'auteur, Gabriel Martinez-Gros, historien de l'Islam médiéval, nous expose la conception de l'histoire des empires d'Ibn Khaldûn, un homme d'État et historien arabe du XIVème siècle. Ce dernier explique que les empires sont constitués d'une part d'un peuple nombreux et riche à la fonction productive et d'autre part d'une composante à vocation guerrière, la première payant des taxes à la seconde. L'État est donc composé de producteurs pacifiques et de dirigeants violents. La composante martiale qui tire sa force de l'asabiya, solidarité guerrière tribale, vient à l'origine des marges nomades de l'empire et tend à se sédentariser avec le temps et à perdre sa vocation militaire. Elle est alors remplacée par une autre tribu venue de l'extérieur qui prend en charge la direction de l'État et bénéficie des taxes des producteurs.
La première raison qui en fait une de mes lectures historiques les plus marquantes c'est le dépaysement. J'y ai découvert une interprétation de l'histoire qui m'était totalement étrangère. Ce dépaysement est le fruit de la distance à la fois philosophique et temporelle qui nous sépare de la pensée d'Ibn Khaldûn. Cette pensée repose sur l'idée que la paix imposée par l'État à la société et à ses dirigeants civils, qui consiste à désarmer les masses, est une tyrannie extérieure qui permet la prospérité intérieure.
Si cette idée nous est étrangère, c'est qu'elle diffère du socle de conceptions que nous avons hérité des grands philosophes de l'histoire et du pouvoir que ce soit Thucydide, Machiavel, Tocqueville ou autre Marx. De plus, si la philosophie de l'histoire d'Ibn Khaldûn est particulièrement pertinente pour la Chine et l'Inde jusqu'à l'époque moderne et le Moyen-Orient antique et médiéval, en Europe, elle ne peut plus s'appliquer à partir du milieu du Moyen-Âge, nous devenant ainsi étrangère.
La deuxième raison est qu'on a l'explication limpide d'une philosophie de l'histoire très complète. En seulement 217 pages, on comprend beaucoup mieux les expansions et les reflux des différents empires. Même la chute de l'empire romain, sujet d'innombrables théories, à la qualité parfois douteuse, rarement satisfaisante, trouve une explication simple et correspond à un modèle presque universel (pas de spoiler, je vous laisse découvrir ça dans le livre !). Car plus qu'une philosophie, comme la désigne l'auteur, il s'agit pour moi d'une modélisation - c'est-à-dire un système logique représentant ses structures essentielles et capable à son niveau d'en expliquer le fonctionnement - de l'histoire des empires.
Mais venons-en au contenu du livre. Pour expliquer le fossé qui nous sépare d'Ibn Khaldûn, l'auteur s'appuie sur la citation de Max Weber : « L'État est le groupement qui revendique le monopole de la violence légitime », cette violence étant dirigée vers l'intérieur et l'extérieur. Cette conception moderne aurait été étrangère aux hommes d'État des empires. En effet, ils cherchaient à limiter la violence à l'intérieur de l'empire qui devait rester pacifique et productif. Ils avaient cependant besoin de guerriers pour assurer le désarmement de leurs sujets et donc exercer la violence. Mais, ils auraient hésité à la légitimer par crainte qu'ils ne prennent le pouvoir. La violence vers l'extérieur n'avait pas d'intérêt car elle aurait visé des territoires pauvres.
Puis Gabriel Martinez-Gros explique l'origine économique des empires selon l'historien médiéval. Un empire naît par la constitution d'une capitale grâce à l'accumulation de capital qui vient de la levée d'impôt par coercition. Ensuite, se met en place un cercle vertueux dans les échanges entre la capitale et la campagne qui sont complémentaires économiquement. La seule condition pour en arriver là est d'avoir désarmé la population pour pouvoir lever un impôt. Or, paradoxalement, l'État a besoin d'une force violente pour faire régner cette paix. Il va donc chercher dans les tribus extérieures l'asabiya dont il a besoin.
Pour Ibn Khaldoûn, un État développé et civilisé est caractérisé par cette délégation de la violence. L'apport de violence se fait par deux voies : soit par le mercenariat, les tribus sont rémunérées pour maintenir l'ordre, soit par la conquête, les tribus prennent le contrôle de l'État, le premier débouchant souvent sur le deuxième. Cependant, l'asabiya décline en deux ou trois générations, car les tribus se sédentarisent, et l'État doit faire appel à une nouvelle asabiya.
Si le modèle d'Ibn Khaldûn correspond à la plupart des empires, il ne semble pas adapté à l'Europe médiévale. En effet, des villes, donc des concentrations de richesse, apparaissent entre le XIème et le XIIIème siècle sans impôt récolté par un État central fort. Par la suite, il ne s'opère jamais de vraie séparation entre les fonctions productives et guerrières malgré l'apparition d'armée de métier et les tentatives royales de désarmement de la noblesse, vraie asabiya européenne. Avec la Révolution industrielle, l'accumulation de capital ne passe plus nécessairement par l'impôt, on peut donc armer les producteurs des pays européens, ce qui contredit totalement le modèle d'Ibn Khaldûn.
Les empires ont donc besoin d'un bassin de peuplement dense et important pour pouvoir le désarmer et le soumettre à l'impôt. Il faut donc attendre l'apparition de tels bassins pour voir des empires éclore. C'est ce qui se passe un peu partout dans le monde au cours de la deuxième moitié du premier millénaire avant notre ère. Le système des empires perdure jusqu'à la Révolution industrielle et c'est donc cet intervalle que l'auteur explore dans cet ouvrage.
Le deuxième élément indispensable à la constitution d'un empire est l'existence d'une asabiya. Les premiers empires chinois, indiens et moyen-orientaux naissent de la conquête de ces bassins de peuplement par des tribus extérieures. Ces tribus, qui n'en sont pas forcément au sens strict, tirent leur force du fait que l'objet de leur conquête est plus désarmé qu'eux. La notion d'asabiya est donc toute relative. C'est le cas des Grecs qui conquièrent l'Égypte mais se font conquérir par les Macédoniens. L'origine des asabiyat est souvent mal connue car les peuples d'origine sont souvent illettrés. Par ailleurs, dans le cas contraire, les conquêtes échouent fréquemment. Les empires prennent grand soin de tracer les frontières séparant leur bassin sédentaire imposable des tribus barbares. Néanmoins une tribu considérée comme barbare peut devenir sédentaire si l'empire s'étend et repousse ainsi sa frontière. Mais cette frontière est finalement plus une alliance entre les barbares et l'empire qu'une séparation imperméable. L'État va chercher des guerriers de l'autre côté de la frontière, que ce soit le limes romain ou la Muraille chinoise.
Par la suite, Chine mise à part, l'empire islamique monopolise les bassins sédentaires les plus importants, laissant l'Europe à la marge et Byzance comme empire résiduel. Puis deux grands empires prennent la suite, l'empire ottoman, influencé cependant par le modèle européen, et l'Inde du Nord musulmane, qui correspond mieux au modèle impérial car elle est véritablement isolée au milieu de marges tribales.
Gabriel Martinez-Gros a donc étendu le champ d'application de la théorie d'Ibn Khaldûn à tous les empires depuis les Perses et les Chinois jusqu'à la conquête de l'Inde par les Anglais.
Conclusion
Si cet aperçu de l'œuvre historique d'Ibn Khaldûn expliqué par Gabriel Martinez-Gros vous a plu, sachez que l'auteur a décliné la même démarche dans deux autres ouvrages beaucoup plus détaillés portant sur son domaine historique de prédilection. L'empire islamique, VIIe-XIe siècles décrit la conquête arabe et la constitution du Califat jusqu'à l'arrivée de l'asabiya turque qui saisit le pouvoir. De l'autre côté des croisades : L'islam entre Croisés et Mongols expose la situation inconfortable de l'empire islamique entre asabiyat franque et mongole.
Si cette modélisation de l'histoire des empires est évidemment passionnante en elle-même, c'est aussi un excellent moyen de penser le jeu vidéo historique, en particulier les jeux de grande stratégie. Je vous propose donc dans un prochain article d'observer sous l'œil attentif d'Ibn Khaldûn les grands classiques de la série Total War et de l'éditeur Paradox Interactive.
- Mitrales Chroniqueur
- "Tout hussard qui n’est pas mort à trente ans est un jean-foutre, et je m’arrange pour ne pas dépasser ce terme" Général Lasalle.