Résister à l'URSS : Les Frères de la Forêt
Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale prend fin en Europe avec la chute du III. Reich. Les Soviétiques ont pris Berlin et les Alliés occidentaux terminent de capturer les dernières grandes unités allemandes. Mais dans les pays baltes, « libérés » par l'Armée rouge au cours de la seconde moitié de 1944, des anciens soldats décident de résister contre l'annexion soviétique. Leur combat contre Moscou durera presque 12 ans...
L'Estonie, la Lituanie et la Lettonie partagent une histoire particulièrement mouvementée du fait de leur situation géographique. Indépendantes à partir de la fin du premier conflit mondial, les trois petites républiques tombent dans l'escarcelle des Soviétiques en 1939 suite au pacte germano-soviétique qui les attribue à Moscou.
Mais cette première domination ne dure que jusqu'au mois de juin 1941 quand les forces allemandes partent à l'assaut de l'Union Soviétique lors de l'opération « Barbarossa ». Les Baltes combattent alors dans l'Armée rouge avec des résultats catastrophiques ; le 179e corps de fusiliers lituaniens, par exemple, se désagrège en quelques jours après le lancement de l'opération « Barbarossa » avec un taux de désertion de plus de 90% !
Les Nazis eux-mêmes jouent la carte de l'anti-communisme pour monter, très vite, plusieurs unités, notamment de Waffen-SS dont deux lettones (15. Waffen-Grenadier-Division der SS (lettische Nr. 1) et 19. Waffen-Grenadier-Division der SS (lettische Nr. 2)) ainsi qu'une estonienne, la 20. Waffen-Grenadier-Division der SS (estnische Nr. 1).
Ces soldats vont se révéler être de furieux combattants, gênant considérablement les Soviétiques dans leur progression vers Berlin à partir de 1944, et ne seront anéantis que dans la poche de Courlande.
Cette situation est cependant loin d'être la norme chez les Baltes, qui pour la plupart se rendent vite compte que l'occupant nazi n'a rien à envier aux Soviétiques.
Une résistance dès 1941
Alors que les Panzer s'élancent vers Moscou au début de l'été 1941, une des premières réactions de Joseph Staline est de jouer la carte de la terre brûlée conjuguée à celle de la défense en profondeur - tactique ayant déjà fait ses preuves face à la Grande Armée un peu plus d'un siècle auparavant.
Début juillet, alors que les Soviétiques commencent à se replier, des éléments estoniens formés en milices - les Omakaitse - se révoltent et attaquent les Soviétiques, notamment la 8e armée du major-général Lioubovtsev. Les troupes de Moscou, encore sous le choc de l'attaque allemande, sont littéralement harcelées par des actions de guérilla, mais c'est autour de Tartu que les combats sont les plus violents.
Friedrich Kurg, le chef autoproclamé de ces « Frères de la Forêt » (surnom faisant référence aux rebelles de 1905 dans les pays baltes, qui sont des régions extrêmement boisées), attaque la ville qui tombe au bout de deux semaines ; en huit jours, presque 5000 soldats soviétiques perdent la vie dans ces combats, et 14000 sont faits prisonniers.
L'optique d'une aide allemande est alors visée par les combattants estoniens, qui soutiennent la 18. Armee lorsqu'elle traverse la frontière aux alentours du 8 juillet 1941. Jusqu'à la fin du mois d'août, les Frères de la Forêt sont des auxiliaires très appréciés des Allemands et infligent de lourdes pertes aux Soviétiques - notamment aux bataillons de destruction, qui sont les unités du NKVD chargées de la mise en place de la tactique de la terre brûlée.
Tallinn, capitale estonienne, tombe le 28 août et les Frères de la Forêt s'empressent de faire flotter leur drapeau sur la ville. Hélas, les Allemands n'ont jamais envisagé de redonner leur indépendance aux pays baltes, et très vite c'est l'étendard à croix gammée qui est hissé aux quatre coins de la capitale. Pis, en quelques heures, l'ordre général de désarmer les Frères de la Forêt et tous les autres groupes paramilitaires estoniens est donné : « l'allié » occidental s'avère être en fait un ennemi lui aussi...
Bien sûr, dans les pays baltes où le communisme est haï depuis 1920 et où l'antisémitisme est très présent, beaucoup d'individus rejoignent le camp allemand avec pour mission de combattre les éléments soviétiques, notamment les partisans, et d'assister les Nazis dans leur occupation de ces régions. Jusqu'à la fin du conflit, partisans communistes et éléments nationalistes vont se livrer une guerre sans merci dans les pays baltes, mais la chute du III. Reich ne va pas pour autant calmer ce conflit.
Un revirement général contre les Soviétiques
En 1944, le repli allemand est général et passe par les anciennes républiques baltes. Prédisant une nouvelle occupation soviétique, de nombreux Baltes décident d'entrer en résistance. Leurs profils sont variés (déserteurs de la Wehrmacht ou de l'Armée rouge ainsi que civils) mais tous se retrouvent face à un ennemi commun : Moscou.
En Estonie, c'est à partir du mois de novembre 1944 que les Frères de la Forêt commencent à infliger des coups sérieux aux Soviétiques. Quelques mois auparavant, en Lettonie, un gouvernement central s'est formé pour restaurer l'ancienne république - avec l'espoir d'un soutien occidental. Les Frères de la Forêt lettons combattent alors aussi bien les forces allemandes que les forces soviétiques. Une seule chose unit les résistants des trois pays baltes : l'opposition à l'URSS et la volonté d'indépendance.
Staline, de son côté, considère de facto ces territoires comme des terres rebelles, qui n'ont pas souscrit à la révolution bolchevique... dont la population est constituée presque entièrement d'anciens collaborateurs nazis et de sympathisants avec les Alliés occidentaux. La réalité est toute autre, mais le maître du Kremlin ne veut pas tolérer une quelconque rébellion ouverte qui risquerait de se propager à la Pologne ou à d'autres pays.
Sa politique de soviétisation est lancée à marche forcée, avec la déportation en Sibérie des individus considérés comme suspects - souvent à tort - à partir de 1948 (et jusqu'en 1951). Bien sûr, les premières victimes de ces purges sont les élites économiques et politiques, qui portent le projet d'indépendance et sont souvent en lien avec les Frères de la Forêt.
La soviétisation s'accompagne d'une saisie des terres sous couvert de collectivisation, permettant l'arrivée de nombreux « colons » soviétiques. Saisie des terres, déportation des élites, répression du sentiment indépendantiste : tous les ingrédients d'une guerre civile sont alors présents dans les pays baltes, et la situation n'en devient que plus explosive.
Les Frères de la Forêt connaissent alors un regain de popularité, rejoints par les opposants aux Soviétiques ou à ceux qui sont pourchassés par le NKVD.
Un bourbier pour Moscou
Ce dont Staline ne se doute pas, c'est que cette guérilla est loin d'être anodine. Cette dernière bénéficie d'un environnement adapté, et surtout « d'infrastructures » déjà mises en place et utilisées depuis 1941. Les groupes de Frères de la Forêt ont simplement changé d'adversaires, bénéficiant des milliers d'armes abandonnées ou laissées sciemment derrière par les Allemands.
Mais le nombre croissants de volontaires amène surtout un besoin de coordination et de hiérarchisation, qui se fait petit-à-petit grâce à l'arrivée d'anciens soldats, sous-officiers et officiers avec une expérience du commandement.
Les Baltes s'inscrivent dans une optique de résistance inspirée par celle de la Finlande, ce « petit » pays qui a tenu tête à « l'ogre » soviétique au début du conflit mondial. L'ampleur de ce mouvement de résistance se lit grâce aux recoupements effectués depuis par les historiens : entre 1945 et 1953, ce sont près de 100 000 lituaniens, 40 000 lettons et 30 000 estoniens qui se soulèvent contre les Soviétiques - de façon diverse, tous n'étant pas des combattants.
Devant le nombre de troupes déployées par Moscou, les Frères de la Forêt sont obligés de s'adapter et d'utiliser à leur avantage l'environnement en vivant dans des souterrains et autres emplacements discrets. La vie est compliquée pour ces résistants, qui sont dépendants de la capture de ravitaillement soviétique pour survivre, notamment pour tout ce qui concerne les médicaments. Si les villageois sont mis à contribution pour nourrir les Frères de la Forêt, cela entraîne des représailles de la part du NKVD et à une guerre sous-jacente mettant aux prises espions et autres agents doubles.
Cependant, malgré de nombreuses tentatives, les groupes de Frères de la Forêt ne seront jamais réunis sous un seul et unique commandement. Les dissensions politiques sont trop fortes mais la cause indépendantiste est envisagée différemment selon les régions, entre tenants de retour à l'ordre de l'entre deux-guerres, nationalistes, anti-communistes et certains groupes tirant davantage du brigand que du révolutionnaire.
Prenant l'exemple des partisans ayant désorganisé les arrières allemands pendant le second conflit mondial, les Frères de la Forêt frappent vite et disparaissent dans la Nature, et surtout n'engagent jamais le conflit directement avec les troupes soviétiques. Leurs actions vont de la neutralisation de patrouilles à l'assassinat d'officiers ou de fonctionnaires du régime, le tout ayant pour but de freiner la déportation des opposants.
C'est surtout une terrible guerre civile qui s'engage, les collaborateurs avec Moscou étant chassés - on estime aujourd'hui qu'entre 4000 et 13000 civils ont été tués par les Frères de la Forêt entre 1945 et 1953. Les troupes soviétiques ne sont pas en reste, et leur traque des sympathisants des Frères de la Forêt prend la forme de nombreuses ruses, la plus commune étant d'envoyer quelques hommes déguisés en résistants réclamer des vivres dans un village...
En attente des Occidentaux
Mais qu'est-ce qui motive vraiment les Baltes à combattre Moscou, qui est alors la deuxième puissance mondiale après les États-Unis ? L'indépendance ne peut être gagnée que par les armes, mais aussi par le soutien des démocraties occidentales.
Surtout, en 1941, Roosevelt et Churchill signent la Charte de l'Atlantique stipulant que les peuples ont droit à l'autodétermination, et qu'aucun territoire ne peut être occupé par une puissance extérieure sans le consentement de sa population.
Les Baltes ont donc bon espoir de voir les États-Unis et le Royaume-Uni se porter à leur secours ; les Soviétiques eux-mêmes alimentent cet espoir en décrivant les puissances occidentales comme belliqueuses et avides de territoires. Petit-à-petit, de plus en plus de Baltes pensent donc que l'URSS va très bientôt subir une offensive occidentale, cette dernière les contraignant à négocier l'indépendance des trois républiques.
Depuis 1948 et la tombée du « rideau de fer », les puissances occidentales envisagent un conflit avec l'URSS, et sont donc à la recherche de n'importe quelle information valable sur l'état de l'Armée rouge.
En 1949, quelques Frères de la Forêt parviennent à gagner la Pologne et l'Allemagne de l'Ouest, d'où ils prennent contact avec les Britanniques et les Américains pour demander leur soutien. Après quelques négociations, ces derniers proposent un marché aux Baltes ayant passé la frontière : en échange d'informations, de l'aide matérielle leur sera apportée dans leur lutte. Cette opération, nommée « Jungle », prévoit un soutien massif de la part des Occidentaux notamment en terme de matériels et aussi de soutien aux gouvernements alors en exil.
Cependant, un coup du sort fait capoter le plan : Kim Philby, un agent du MI6 britannique alors en charge de l'opération, est en fait un agent double à la solde de Moscou. Pendant plusieurs mois, celui-ci va transmettre au Kremlin toutes les informations relatives aux Frères de la Forêt, notamment des noms et les positions des différents groupes - obligeant Britanniques et Américains à couper court à toute collaboration par peur de fournir un prétexte aux Soviétiques pour lancer un nouveau conflit.
Un conflit qui s'essouffle
La nouvelle situation n'en est que plus dure pour les Frères de la Forêt, et les tactiques employées par Moscou commencent à porter leurs fruits.
En 1953, les actions de guérilla sont presque terminées, mais cela coïncide avec la mort de Staline - et la fin des déportations. Le radoucissement de la politique soviétique retire donc à certains Frères de la Forêt la raison principale de leur lutte, ces derniers retournant à la vie civile sans être inquiétés.
Ces huit années de conflit ont été terribles pour les deux camps : si 40000 soldats soviétiques et affiliés ont été tués, les Frères de la Forêt ont payé un lourd tribut avec presque 23000 des leurs abattus - sans compter les arrestations.
Le résultat, lui, ne sera pas à la hauteur des espérances des premiers combattants : il faudra attendre 1991 pour que les pays baltes retrouvent leur indépendance. Mais ce conflit marque encore les sociétés de ces trois républiques, car la Russie (et les Russes) sont encore l'objet d'une grande méfiance de la part des nationaux... et de nombreuses unités militaires lettones, lituaniennes ou estoniennes revendiquent l'héritage des Frères de la Forêt à travers une symbolique variée.
Sources
- Daumantas (J.), Fighters for Freedom, Manyland Books, New York, 1975.
- Rieber (A.), Civil Wars in the Soviet Union, Kritika: Explorations in Russian and Eurasian History 4.1, 2003, 129–162.