Interview avec Philippe Thibaut, créateur d'Europa Universalis et d'Invasions

HistoriaGames
La rédaction
Thématique
17 janvier
2019

Il y a peu, nous faisions connaissance avec le jeu de plateau « INVASIONS » qui venait de lancer une campagne de financement participatif sur Kickstarter. Celle-ci se révèle être un beau succès. Un succès que l'on doit en partie à son créateur, Philippe Thibaut, le génial créateur d'un grand nombre de jeux que nous chérissons et sans qui les nuits de nombreux joueurs ne seraient pas les mêmes...

Afin d'en savoir plus sur le jeu de plateau « INVASIONS », nous avons posé quelques questions à Philippe Thibaut qui a accepté d'y répondre sans langue de bois.

La campagne Kickstarter d'INVASIONS se poursuit encore quelques jours, si vous souhaitez y participer n'hésitez pas à cliquer sur le lien suivant : http://kck.st/2QqHiQm.

Vous allez publier « INVASIONS », votre nouveau jeu de plateau qui traite de la période des invasions barbares. Sa campagne Kickstarter est un franc succès. Il a par ailleurs déjà connu une version vidéoludique avec « Great Invasions : The Darkages 350-1066 AD ». Quelle évolution le jeu va-t-il connaître dans cette version plateau « physique » par rapport à cette base vidéoludique ?

Les 2 jeux n’ont rien en commun, hormis la thématique... et ma connaissance du sujet. Le jeu de plateau est une création originale, en tour par tour, sur des concepts innovants et originaux dont certains n’étaient pas dans le jeu vidéo conçu en 2005. Si une version digitale est réalisée pour INVASIONS (selon le succès de la campagne), ce sera un jeu très différent en aspect et en gameplay.


Combien de temps le développement a-t-il pris ? Tout s’est-il passé comme prévu ou avez-vous rencontré des difficultés ?

La première mouture du jeu de plateau date de 2006, puis j’ai régulièrement ressorti le prototype du placard et y ai joué avec mes amis en club et à l’occasion de moult autres soirées ludiques. Au fil du temps on a changé presque les ¾ des règles, pour aboutir au jeu actuel, beaucoup plus rapide et fluide. La plus grande difficulté a été de me départir de ma tendance à vouloir trop en mettre (dans les détails et le raffinement) et à rester concentrer sur l’essentiel.


Au niveau des finalités et des objectifs de ce nouveau jeu, à quel public s’adresse t’on et à quel niveau se place t’on en termes de jouabilité et d’accessibilité ? Par ailleurs, quelle est sa durée de vie pour une partie ?

C’est là que les difficultés précitées se sont fait jour. Le public actuel, aussi bien les joueurs expérimentés que ceux qui découvrent les jeux de plateau historiques, manque de temps et veut un jeu rapide. On a dû donc simplifier toutes les règles, encarter pas mal de chrome (i.e. de nombreux événements ou autres aspects sont ainsi passés des règles écrites à un jeu de cartes événements à jouer). De même, les spécificités détaillées des combats sont là, (dans les règles avancées) mais on a élaboré un système de combat simple et rapide.

Avec les scénarios prévus, la partie peut durer 1h (pour les très courts) ou jusqu’à 8 heures (pour la totale), mais la bonne moyenne pour les 12 tours de la campagne complète sera de 6 heures (1 heure le siècle, cela reste encore raisonnable).

Interview avec Philippe Thibaut, créateur d'Europa Universalis et d'Invasions

Quelle est votre ambition avec « INVASIONS » ? Quels choix forts avez-vous fait concernant les mécaniques de jeu ? Présentez-nous ses principaux points forts. En quoi se différencie-t-il d’Europa Universalis ?

Le plus gros avantage d’Europa Universalis (un monstre couvrant des tonnes d’aspects) était aussi son point faible : le temps requis pour en venir à bout. Avec ce jeu, ont peut faire une partie dans une longue soirée si on maîtrise les règles (ou un weekend sinon). Je me suis concentré à réduire au strict minimum les aspects chronophages du premier (gestion, diplomatie, événements) en les rendant efficaces et rapides, grâce à l’utilisation de cartes à jouer et de décisions assez binaires, mais variées.

Idem, pas de dizaines de micros mouvements alambiqués avec moult tests de dés. On bouge simplement, une fois, hors les rares cas où l’on a des campagnes, des invasions majeures et/ou des leaders historiques adaptés. Cela permet de se consacrer à l’essentiel et d’enlever la sensation de lourdeur. La profondeur est dans les choix stratégiques, pas l’accumulation des détails.


Quel type de jeu sera privilégié (diplomatique, agressif militaire…) ? Quel/Quels est/sont le/les parcours type(s) vers la victoire ? Y-aura-t-il du semi coopératif en 2 contre 2 ?

Le type de jeu va dépendre du peuple que l’on gère, et chaque joueur en a plusieurs. Clairement, un barbare voudra prendre rapidement les territoires qui l’intéressent. Il peut y aller en force, surtout s’il est jeune et puissant. Mais il peut aussi privilégier la diplomatie avec les peuples établis et notamment les empires romains qui auront souvent tendance à utiliser les barbares les uns contre les autres (avec le fameux Foedus).

Idéalement, le barbare qui trouve le bon chemin pour se rendre vers sa zone de prédilection (chacun en a une) maximise son entrée dans l’Histoire. À lui de préparer l’inéluctable transition en royaume (l’étape 2 de la vie d’un peuple), avec les bonnes terres, cités et richesses à prendre, et les voisins anciens ou à venir à contenir (ou éliminer).

Pour ceux qui feront un beau royaume, pourquoi pas prendre la succession d’un des empires romains…c’est possible (et très payant car rarissime). Et si vous êtes le digne descendant de Romulus, survivre, prospérer ou renaître dans ce chaos sera en soi un haut fait.

De facto le jeu sera teinté de coopératif, car vous jouez plusieurs nations aux intérêts parfois convergents, mais toujours de circonstances.


« INVASIONS » se présente comme un vaste bac à sable permettant aux joueurs de refaire l’Histoire à leur manière. Quelles contraintes historiques leur sont imposées (via les mécanismes de jeu, les cartes d’événements ou autres) ?

Comme dans tous mes jeux, j’aime bien contraindre le joueur à un minimum de réalisme, donc ici pas de panzers romains ou d’avions sassanides comme on peut le voir ailleurs. Les peuples ont des limites de moyens (pions, chefs, richesses), la table du temps leur impose des forces et des renforts (comme c’est automatique, on perd moins de temps en calculs) et les règles sont parfois un peu spécifiques.

Ainsi les Goths ne sont pas catholiques mais ariens au départ, cela leur donne autant de contraintes que d’avantages. Ils peuvent se "rebaptiser" dans la vraie foi, un coût parfois acceptable dans certains cas.

Idem, les Huns sont des nomades, donc pas de navires pour eux... sauf s’ils peuvent prendre des cités côtières et construire un royaume ou un empire... donc Attila n’ira pas en Bretagne par exemple.

De même certains peuples seront immunisés à certains événements, ou au contraire plus sensibles à d’autres selon leur statut (l’empire d’occident déjà décadent subit des effets renforcés des cartes « usurpateurs » par exemple).


Vos différentes œuvres montrent que vous êtes un vrai passionné d'Histoire. Avez-vous une période de prédilection ?

J’aime toutes les époques même si j’ai un petit faible pour la seconde moitié du XIXème (et jusqu’en 1914) et la Grande Guerre (un autre de mes monstres). En gros l’ère victorienne. Je rêve un jour de faire un grand jeu du style EU ou INVASIONS sur l’ère victorienne. Peut être en collaboration avec un autre passionné, Christophe Barot (auteur de « Grand Siècle »).


Quelle est votre vision actuelle sur les jeux vidéo à thématique historique ? Jouez-vous à des jeux historiques (en jeux de plateau ou en jeux vidéo) ? Si oui, quels sont vos préférences ? Qu'est ce qui fait selon vous un bon jeu historique ?

Ces jeux ont le vent en poupe, et pas uniquement pour des questions de droits. Cela dénote parfois aussi, chez certains éditeurs, un manque de créativité. La loi du marché étant ce qu’elle est, vous aurez une pléthore de titres sur les grands thèmes porteurs (2eme GM, Sécession, Napoléon, Rome). Et peu sur les autres.

Je joue à tout ce qui me séduit par une thématique ou une approche novatrice (même sur les grands sujets) et j’ai une nette préférence pour les jeux de stratégie (au détriment des jeux tactiques ou opérationnels). Un bon jeu pour moi saura faire un compromis de qualité entre historicité (primordial) et jouabilité, avec le ou les petits détails qui montre que le ou les auteurs connaissent leur sujet. Que ce soit un événement, un personnage, une règle ou une fonctionnalité particulière.

Quand je joue, je dois me « sentir » à l’époque, comme si "j’y étais"... le jeu qui fait cela me passionne et je peux y passer des heures.

Interview avec Philippe Thibaut, créateur d'Europa Universalis et d'Invasions

Envisagez-vous d'utiliser le potentiel de vos créations pour concevoir des jeux basés sur une uchronie ? Et des jeux non historiques ?

C’est déjà prévu et j’ai plusieurs projets en réserve d’uchronies sur des thèmes historiques où mon "point de bifurcation" avec l’histoire réelle est plausible et où le jeu explore des pistes qui peuvent vraiment être crédibles.

À titre d’exemple je m’intéresse depuis quelque temps à l’œuvre co-écrite par mon ami Frank Stora qui à pour thème « Et si la France…avait continué la guerre en 1940 ». Voilà un thème parfait pour une uchronie qu’il me tente fort d’explorer, soit sur un jeu de plateau, soit plus probablement en l’adaptant à un moteur de jeu existant.

J’ai fait un premier essai avec le moteur WARS ACROSS THE WORLD (www.waw-games.com) en conseillant un auteur suisse sur une guerre civile chez nos amis helvètes en 1937. Ses hypothèses de départ sont intéressantes et le scénario très drôle à jouer (voir ici : https://waw-games.com/fr/dlc/switzerland-1937).


Qu’appréciez-vous le plus dans la création de jeux de plateau historiques ?

Il y a la partie recherche (via lectures, films et jeux existants) et surtout la partie conceptuelle, ou je fais les croquis des idées ou du look que je veux mettre en place. Un reste de mes années aux Beaux-Arts quand j’étais plus jeune (juste avant de tomber dans le wargame en 1976)


Avez-vous importé certains mécanismes de jeu de plateau en jeu vidéo ? Et inversement ?

Oui complètement. Quand j’ai fait le design d’Europa Universalis pour Target Games (l’ancêtre de Paradox, qui a codé le jeu), j’ai repris tout mon design du boardgame pour le porter, au cas par cas, dans le jeu vidéo. Certains aspects n’ont pu être repris à l’époque (manque de temps, de budget, ou de compréhension des développeurs), mais bizarrement ils ont fait surface.

J’ai conseillé plusieurs développeurs de jeu vidéos aussi, et sur certains jeux je leur ai fait une adaptation de règles clairement "plateau", comme l’usage de cartes (triés des jeux "card-driven") ou même l’usage de dés pour les résultats.

À l’inverse certains aspects fort agréables du jeu vidéo (rapidité, pas de calculs, pas d’interprétations des points de règles) m’ont séduit et j’ai tenté de les mettre dans mes créations carton.


Pour ceux qui ne vous connaissent pas, vous êtes notamment celui à qui nous devons de nombreuses nuits blanches sur nos PC, les yeux écarquillés et remplis de cernes à envahir le monde sur Europa Universalis. Que pensez-vous du travail de Paradox Interactive sur la licence en termes de productions vidéoludiques publiées à ce jour ?

Honnêtement ils ont fait un superbe boulot (je le dis d’autant plus que je n’ai plus de droits sur le produit depuis 10 ans). Ils l’ont à la fois complexifié et amélioré au fil du temps et des offres. Je reste en désaccord conceptuel sur certains aspects sandbox de leur adaptation récente (moins présente dans la première version que je leur ai faite dans les années 2000), mais il semblerait que ce fut un des ingrédients de leur succès. Alors pourquoi pas.

Le public n’est pas au courant non plus que je leur avais fait en 2001-2002 l’essentiel du design de Crusader Kings. De même, ils ont réussi à en faire un très bon jeu.

Je n’ai pas contre pas touché à Hearts of Irons, même si le premier opus était clairement une déclinaison 2eme GM de EU. Et idem, pas d’implication dans Stellaris (mais j’adore la SF néanmoins et ce jeu là aussi).

Nous avons souvent collaboré, et même si nos vues divergent, je suis content d’avoir été à l’origine (avec Fred Malmberg, leur ancien patron) du lancement vidéo de EU... cela a été une petite révolution dans le monde du jeu vidéo dont effectivement des milliers de joueurs ont de quoi se réjouir.