Le plan Morgenthau : mettre l'Allemagne de 1945 à genoux
À partir de l'année 1944, la victoire des Alliés est quasiment acquise. L'Italie fasciste a capitulé et les troupes alliées remontent vers Rome, qu'elles prendront en été. Le succès du débarquement en Normandie conforte politiques et militaires dans leur vision que le III. Reich n'en a plus pour longtemps ; les grandes offensives de l'Armée rouge à l'est semblent inarrêtables. Depuis la conférence de Téhéran à la fin de 1943, une partition de l'Allemagne vaincue est envisagée, mais pas encore définie clairement. De nombreux plans plus ou moins farfelus apparaissent alors, mais un sort du lot pour sa brutalité : celui de Henry Morgenthau Jr, secrétaire du Trésor des États-Unis...
Rédigée entre janvier et septembre 1944, la note de Henry Morgenthau Jr intitulée « Suggested Post-Surrender Program for Germany » est destinée au président américain alors en exercice, Franklin D. Roosevelt. Le secrétaire du Trésor n'a aucun rôle majeur à jouer dans la partition de l'Allemagne d'après-guerre, mais l'homme est féru de politique étrangère.
Né en 1891 à New York dans une famille de confession juive, Morgenthau commence sa vie professionnelle en tant qu'agriculteur et s'éprend très vite de politique en rejoignant le parti démocrate. Il rencontre Roosevelt, alors gouverneur de New York, en 1929 ; à l'accession de ce dernier à la présidence des États-Unis, Morgenthau occupe une place aux affaires agricoles, pour devenir secrétaire du Trésor en 1934 et s'investir dans le New Deal, programme devant sortir l'économie américaine de l'abîme dans laquelle elle se trouve.
En réalité, l'influence de Morgenthau sur Roosevelt est énorme, et l'homme a très souvent l'oreille du président. Antigermaniste convaincu comme Roosevelt, Morgenthau a une vision claire de la fin du second conflit mondial : l'Allemagne ne doit en aucun cas se relever, car depuis 1870 elle est la source, selon lui, de problèmes majeurs en Europe. Son plan, voué à être proposé à Roosevelt, porte le sceau de cette volonté de détruire définitivement l'Allemagne.
Démilitarisation & partition
La première phase du plan Morgenthau est simple : l'Allemagne ne peut plus et ne doit plus posséder d'armée. Les forces armées alliées, écrit Morgenthau, doivent désarmer au plus vite les forces allemandes et les civils après la capitulation... mais aussi détruire la totalité du complexe industriel militaire outre-Rhin. Aucune usine de fabrication d'armes ou de munitions ne doit être épargnée, et le rédacteur du plan va plus loin : il faut même, selon lui, juguler la production de matériaux stratégiques comme l'acier, pouvant servir à la recréation d'une nouvelle armée.
Bien que très poussé, ce point est accepté ou envisagé par la quasi-totalité des hommes politiques de Londres et de Washington, car tous ont encore en mémoire le redressement économique et surtout militaire de l'Allemagne après 1930. Même vaincu, ce pays dispose encore en 1945 d'industries, d'ingénieurs compétents et surtout d'une masse ouvrière non négligeable, ce qui permettrait une reprise des productions d'armements très rapidement.
Mais pour Morgenthau, détruire le complexe militaro-industriel allemand n'est qu'une partie de la solution. La seconde traite d'une partition géographique, déjà discutée à la conférence de Téhéran. Dans le plan Morgenthau, plusieurs pays limitrophes de l'Allemagne reçoivent des territoires après la défaite :
- La Pologne récupère la partie de la Prusse Orientale qui n'est pas saisie par l'URSS (de nos jours, l'enclave de Kaliningrad est toujours un territoire russe) ainsi que le sud de la Silésie, territoire à cheval sur la Tchéquie, la Pologne et l'Allemagne.
- La France, de son côté, récupère la région de la Sarre et des territoires de l'autre côté du Rhin et de la Moselle.
- La Ruhr, poumon économique de l'Allemagne, devient une zone internationale dirigée par les Alliés.
Ce qui reste de l'Allemagne est alors divisé en deux États indépendants :
- L'Allemagne du Nord composée grosso modo de la Saxe, d'une partie de la Prusse, la Thuringe et les autres États du nord.
- L'Allemagne du Sud composée grosso modo du Baden-Würtemberg, de la Bavière et des autres États plus petits.
À noter qu'une union douanière est prévue entre l'Allemagne du Sud et l'Autriche, qui retrouve ses frontières d'avant l'Anschluss de 1938.
Le cas particulier de la Ruhr
Déjà occupée par la France entre 1923 et 1925, la région de la Ruhr est au centre de toutes les attentions à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En plus du démantèlement des industries locales, Morgenthau souhaite que la Ruhr ne puisse plus jamais voir d'usines s'y implanter.
Pendant les six premiers mois suivant la capitulation allemande, les troupes alliées doivent détruire ou déplacer dans un autre pays les industries et matériels industriels de la Ruhr ; les mines, notamment de charbon et de fer, doivent être déséquipées et noyées. Pour accomplir ce travail de titan, trois étapes sont proposées par Morgenthau : en premier lieu, les troupes alliées entrant en Ruhr doivent obligatoirement procéder à la destruction de tout ce qui ne peut être déplacé. Ensuite, tout ce qui peut servir doit être distribué en guise de réparations aux États victimes de l'Allemagne, et ce sous la supervision de l'ONU. Enfin, après ces six mois, les usines restantes doivent être réduites à l'état de ruines.
Morgenthau prévoit aussi un grand travail sur les populations de la Ruhr et des régions industrielles adjacentes : les individus disposant d'une expérience industrielle et les plus à même de relancer une usine doivent être poussés à l'émigration vers d'autres pays ou des régions frontalières. La Ruhr ainsi démantelée passe sous contrôle des Nations Unies qui se chargent des réparations en allouant aux pays lésés par l'Allemagne des ressources provenant de la Ruhr, aussi bien industrielles que financières et humaines.
Malgré son poste de secrétaire du Trésor, Morgenthau parvient à présenter son plan à Roosevelt et Churchill lors de la seconde conférence de Québec en septembre 1944. Il est toutefois un peu différent de la première mouture puisqu'il n'est plus question de séparer l'Allemagne en plusieurs États - juste de la transformer en un État pastoral, basé uniquement sur l'agriculture.
Cordell Hull est le secrétaire d'État de Franklin D. Roosevelt ; opposé à une dislocation de l'Allemagne et farouche opposant de Morgenthau, c'est lui qui va convaincre un Roosevelt malade de ne pas signer définitivement le plan de son secrétaire du Trésor.
Roosevelt considère ce plan avec beaucoup d'attention : il cherche à flatter Staline en punissant les Allemands, tout en restant fidèle à sa ligne directrice de fermeté face à ces derniers. Comme il l'écrira à la reine des Pays-Bas Wilhelmine, « Il y a deux écoles de pensée : ceux qui sont altruistes envers les Allemands et qui espèrent qu'en leur donnant de l'amour et en les soutenant, ils redeviendront corrects - et ceux qui sont prêts à adopter une attitude plus sévère. À n'en pas douter, je fais partie de la seconde, et si je ne suis pas assoiffé de sang, je veux que les Allemands sachent qu'ils ont cette fois définitivement perdu la guerre. » Le ton est alors donné.
Pendant que le secrétaire d'État Hull s'insurge de cette apparition de Morgenthau dans son pré carré, Roosevelt considère très sérieusement la mise en application du plan de son secrétaire du Trésor. Churchill, lui, le rejette d'abord vigoureusement, arguant que l'Angleterre serait alors attachée à un cadavre, l'Allemagne ne produisant plus rien.
Après la conférence de Québec, Morgenthau et Roosevelt approchent Lord Cherwell, l'assistant personnel de Churchill, lui aussi farouchement antigermaniste. Finalement, le « Vieux lion » change d'avis, notamment après que Morgenthau l'ait appâté avec une aide de six milliards et demi de dollars... et accepte de discuter de ce plan, qui ne lui inspire tout de même pas confiance.
Eden est contre, Goebbels s'en saisit
Anthony Eden a été marqué par l'échec du traité de Versailles et notamment des sanctions prises contre les Allemands. Il est donc lui aussi un farouche opposant au plan Morgenthau, car il sait que l'Europe occidentale aura besoin de l'Allemagne dans le cas d'une guerre avec l'URSS.
Si Churchill est plus ou moins convaincu, son ministre des Affaires étrangères Anthony Eden se dresse contre cette proposition... et trouve en la personne du secrétaire d'État Hull un allié de poids. Plusieurs hommes politiques américains désapprouvent ce plan, Hull allant jusqu'à impliquer ses services pour détruire les arguments de Morgenthau.
Ainsi, selon Hull, si les Allemands n'avaient plus accès à l'industrie, seuls 60 % d'entre eux pourraient vivre de la terre ; les 40 % restants n'y auraient pas accès car les terres arables allemandes ne sont pas aussi étendues que dans d'autres pays européens. En conclusion, ces 40 % ne pourraient ainsi pas se nourrir, ce qui entraînerait une famine et la mort de presque 26 millions d'Allemands (en 1945, on estime qu'il reste un peu plus de 65 millions d'habitants dans l'ancien III. Reich) !
Roosevelt, malade, adopte alors une attitude ambiguë envers le plan Morgenthau, qu'il a pourtant signé et validé. À certains de ses proches collaborateurs, il dit qu'il ne s'est pas rendu compte de la catastrophe engendrée par ce plan, tandis qu'à d'autre, il précise ne souhaiter qu'aider les Britanniques à prendre une partie de la Ruhr...
De plus, la presse américaine - bientôt suivie de son homologue britannique - se saisit de l'affaire lorsque Drew Pearson, un journaliste très suivi, publie le plan Morgenthau le 21 septembre 1944. Tandis que le New York Times ou le Wall Street Journal critiquent cette oeuvre du secrétaire du Trésor, Joseph Goebbels s'en saisit personnellement : c'est une aubaine pour lui, Morgenthau étant de confession juive.
Très vite, la presse allemande s'en fait l'écho, dévoilant le plan du « Juif Morgenthau » pour « détruire l'Allemagne », et poussant les troupes du III. Reich à se battre jusqu'au bout. Les militaires américains sont sidérés, car dès la parution de l'article, les combats se durcissent, notamment aux alentours d'Aix-la-Chapelle.
Le général Marshall lui-même se plaint à Morgenthau des conséquences de son plan, tout comme des membres de l'OSS, l'ancêtre de la CIA, dont un agent, William Donovan, écrit à Roosevelt : « Avec les dernières révélations, nous avons de nouveau soudés les Allemands et les Nazis ensemble [...]. Le plan Morgenthau a donné au Dr. Goebbels une occasion en or de prouver à ses concitoyens que l'ennemi prévoit la mise en esclavage de leurs familles. Les Allemands sont maintenant convaincus qu'ils seront exploités et dominés après la défaite, ce qui les motive à se battre encore plus fort. Ce n'est pas une question de politique, mais de défense de leur patrie, et chaque Allemand va répondre à cet appel, qu'il soit sympathisant Nazi ou membre de l'opposition. »
Le plan est abandonné… mais pas oublié
Devant le tollé provoqué par ces révélations, Roosevelt décide de botter en touche et précise qu'il n'a jamais approuvé une régression planifiée de l'Allemagne. Son décès le 12 avril 1945 enterre définitivement le plan Morgenthau… mais ce dernier continue d'influencer les décisions alliées sur l'Allemagne d'après-guerre.
Ainsi, en janvier 1946, les Alliés décident d'autoriser la production d'acier allemand à hauteur de seulement 25 % de la production d'avant-guerre, et de baisser le niveau de vie des Allemands à hauteur de celui de 1932. Mais très vite les Alliés se rendent comptent qu'en fait, l'Allemagne, de par son potentiel industriel, est un des poumons économiques de l'Europe occidentale, et que des mesures d'appauvrissement poussent indubitablement les citoyens allemands dans les bras des communistes.
Jusqu'en 1949, le président Truman va alléger ces sanctions pour ensuite inclure l'Allemagne de l'Ouest dans le plan Marshall. La peur du communisme a ainsi remplacé la crainte d'un relèvement martial de l'Allemagne... et a sauvé plus de 25 millions d'Allemands d'une mort certaine.
Sources
- Blum, John Morton (1967), From the Morgenthau Diaries: Years of War, 1941–1945, Boston
- Gareau, Frederick H (Jun 1961), "Morgenthau's Plan for Industrial Disarmament in Germany", The Western Political Quarterly
- Greiner, Bernd (1995). Die Morgenthau-Legende: Zur Geschichte eines umstrittenen Planes
- Witz Rédacteur, Testeur, Chroniqueur, Historien
- « L'important n'est pas ce que l'on supporte, mais la manière de le supporter » Sénèque