Récit

Époque contemporainePremière Guerre mondiale

Le bois des Caures, ou le sacrifice des Chasseurs

L'Amiral
Le Spartiate
21 avril
2017
Monument du bois des Caures à la mémoire des chasseurs des 56e et 59e BCP.Monument du bois des Caures à la mémoire des chasseurs des 56e et 59e BCP.

Le 21 octobre 1922, les stigmates des combats sont encore présents au Bois des Caures. Les arbres squelettiques se relèvent à peine sur un terrain qui fut l’un des plus bombardés de la bataille de Verdun.

Un monolithe de pierre blanche se dresse à la lisière du bois. C’est le monument dédié à la mémoire des Chasseurs des 56ème et 59ème Bataillon de Chasseurs à Pied (BCP) et de leur chef, le lieutenant-colonel Driant.

André Maginot, ministre de la Guerre, lit alors un message écrit par le Président du Conseil Poincaré. « Le lieutenant-colonel Emile Driant est une figure de paladin qui s’ajoute à la galerie glorieuse des grandes figures légendaires de la France » clame-t-il à l’attention de la foule d’anciens combattants, de veuves mais aussi de Chasseurs venus rendre hommage à ces soldats.

Car le 21 février 1916, ce sont les positions des 56ème et 59ème BCP qui ont été les premières victimes du matraquage de l’artillerie allemande. Et pourtant, malgré le déluge de feu et d’acier, les Chasseurs du lieutenant-colonel Driant ont tenu plus de deux jours, écrivant une des pages les plus héroïques de la bataille de Verdun.

Plan des positions françaises du bois des Caures avant l'attaque.Plan des positions françaises du bois des Caures avant l'attaque.

Le Bois des Caures, épine dans le pied des Allemands à Verdun

La configuration du Bois des Caures dans le dispositif de Verdun est à l’origine de ce matraquage d’artillerie qui se déclenche le 21 février 1916. Situé au nord de Verdun sur la commune de Flabas, le Bois des Caures est sur la rive droite de la Meuse. Stabilisée depuis 1915, cette partie du front est dégarnie au profit d’autres plus au sud et plus proches des lignes allemandes.

Mais dégarnie ne signifie pas désarmé : deux bataillons de chasseurs à pied se relaient sur les positions, les 56ème et 59ème. Les chasseurs sont des unités très spécifiques de l’Armée française.

Dignes héritiers des guerres des XVIIème et XVIIIème, les chasseurs à pied (dont l’insigne représentatif est le cor de chasse) sont spécialisés dans la « petite guerre » : reconnaissance, embuscades, mais aussi coups de mains derrière les lignes ennemies. Ces unités légères sont très efficaces sur un front statique comme celui de Verdun : leurs coups de mains et embuscades permettent de récolter de nombreux renseignements.

Un bataillon de chasseurs à pied est composé de 30 officiers et d’environ 1700 hommes en 1914. Leur capacité à combattre de manière agile et ordonnée fait qu’on a confié aux chasseurs la défense du Bois des Caures, un milieu réputé calme et facilement défendable.

Face à cet éperon français, les Allemands réunissent, pour le 21 février 1916, la 21ème division d’infanterie allemande composée de 3 régiments (donc 9 bataillons). Au vu de la nature du terrain, cette division est soutenue par 850 pièces d’artillerie, dont 540 d’artillerie lourde.

De plus, les chasseurs français ont gagné leur réputation de combattants endurcis pour les Allemands : les combats de 1915 dans les Vosges notamment, ont amené les soldats d’outre-Rhin à appeler les chasseurs les « diables noirs » (la tenue des chasseurs étant bleu nuit).

Face à ces troupes de grande valeur, les Allemands déploient un nombre bien plus grand d’unités et d’artillerie. Les chasseurs sont commandés par le lieutenant-colonel Driant, un homme au moral d’acier, politicien qui a repris les armes pour servir son pays.

Émile Driant, officier brillant et écrivain

Le sous-lieutenant Driant à Saint-Cyr.Le sous-lieutenant Driant à Saint-Cyr.

Emile Cyprien Driant est né le 11 septembre 1855 à Neuchâtel, dans l’Aisne. Durant sa jeunesse c’est un brillant élève, il obtient un prix d’histoire au Concours général du lycée de Reims.

Mais la vie du jeune Emile est bouleversée lorsque les armées françaises sont défaites par les troupes prussiennes en 1871. Leur passage sur le sol sacré de la patrie va attiser la colère de l’adolescent de 16 ans. Pour beaucoup de Français, cette défaite a un goût amer et nombreux sont ceux qui vont s’engager dans l’armée.

C’est le cas de Driant qui entre à Saint Cyr en 1875 après avoir obtenu une licence ès-lettres et en droit. Il reste deux ans dans cette école pour officier et en ressort 4ème de sa promotion. Pendant six ans, il est affecté au 54ème régiment d’infanterie de Compiègne puis à Saint-Mihiel.

Sa carrière décolle en 1883 où il est promu lieutenant et pars en Tunisie. Il sert en tant qu’officier d’ordonnance auprès du gouverneur, le général Boulanger. Ce dernier est aussi un homme politique, il devient ministre de la guerre le 7 janvier 1886. C’est lui qui permis à l’Armée française de se doter de l’excellent fusil Lebel (arme emblématique du poilu) supérieur à son homologue allemand le Gewehr 1898.

Marcelle Boulanger, épouse de Driant.Marcelle Boulanger, épouse de Driant.

Driant suit alors le général Boulanger lors de son entrée au ministère. Ces deux hommes sont des partisans de la revanche envers l’Allemagne et ont des convictions bonapartistes. C’est durant cette période que le lieutenant épouse une des filles du général, Marcelle Boulanger. Les deux familles sont désormais liées.

Mais la chute du général Boulanger est à la mesure de sa popularité. Mis au ban de la République et n’ayant pas la volonté de prendre le pouvoir par la force, il se suicide en septembre 1891 sur la tombe de sa maîtresse. Malgré cela, Driant continue sa carrière militaire et obtient le commandement d’un bataillon qu’il transforme en une unité de combat d’élite : “le bataillon Driant” célèbre dans toute l’armée française.

À partir de cette période il devient écrivain sous le pseudonyme de capitaine Danrit, afin d’échapper à la censure. Inspiré par son patriotisme intransigeant, les paysages exotiques des colonies et Jules Vernes, il publie un trentaine de livres d’aventures. Ces livres mettent en avant la passion de Driant pour les nouvelles technologies, l’armée et la géopolitique.

Un des écrits du "Capitaine Danrit".Un des écrits du "Capitaine Danrit".

Ainsi, dans « L’aviateur du Pacifique » sorti en 1910, il fait le récit d’une attaque japonaise sur une île américaine du Pacifique, cette île n'étant que la fameuse Pearl Harbor. Trente et un ans après son récit, les Japonais décidèrent de porter un coup sur ce territoire appartenant aux États-Unis. Cette anecdote étonnante, souligne la grande lucidité dont peut faire preuve l’officier sur son époque et l’avenir.

Promis à une grande carrière militaire, celle-ci est stoppée nette par l’affaire des fiches en 1904. En effet, le gouvernement républicain souhaite mettre à l’écart les officiers catholiques et anti-républicain. Driant fait partie de ces militaires mis sur la sellette. Cette stratégie du gouvernement va coûter très cher à la France lors de la Première Guerre mondiale, car l’armée est privée d’un bon nombre de ses meilleurs officiers.

À 50 ans, Driant quitte l’armée lors de l’application de la loi de séparation des églises et de l’Etat. Puis cinq ans plus tard, en 1910, il devient député. Durant son mandat, il s’évertu de défendre corps et âmes les institutions militaires. Lorsque la guerre éclate en 1914, il a 59 ans, il est toujours député mais souhaite participer à la guerre. Son souhait est exaucé, il devient alors commandant des 56ème et 59ème Bataillon de Chasseurs à Pied.

À l’automne 1915, il est dans les tranchées avec ses hommes dans le secteur du bois des Caures. L’enfer ne fait que commencer...

Une attaque attendue par Driant, mais pas par l'État-Major

Depuis début février 1916, les coups de mains se succèdent de part et d’autre du Bois des Caures et les prisonniers allemands se multiplient chez les Français. Le lieutenant-colonel Driant les interroge et recoupe les informations à chaque fois : il est certain qu’une attaque allemande est inévitable.

Il fortifie sa position du bois des Caures, mais part aussi à Paris demander plus de crédits au Parlement et pour le prévenir de l’imminence d’une attaque sur Verdun. Mais l'État-Major n’accorde que peu d’importance à ce secteur. Driant se met alors à préparer sa position et ses hommes.

Avant le 21 février, le lieutenant-colonel Driant envoie les hommes de moindre importance pour la défense vers l’arrière, dont un orphelin de 16 ans qu’il avait recueilli. Chaque jour, il met ses hommes aux aguets car il sait que les Allemands vont attaquer.

Le 21 février à l’aube, le lieutenant-colonel Driant inspecte les positions défensives du 59ème BCP quand les premiers obus allemands commencent à tomber.

Poste de Commandement du Lieutenant-colonel Driant avant l'attaque. Driant est le 2e en partant de la gauche.Poste de Commandement du Lieutenant-colonel Driant avant l'attaque. Driant est le 2e en partant de la gauche.

Dès 7h30, le matraquage du bois des Caures débute. Au vu de la puissance du bombardement, Driant décide de rester avec ses hommes et se place dans le poste de commandement (PC) avancé. La journée est un déluge de fer et de feu : le matin, un obus traverse le toit du PC avancé de Driant et tue son secrétaire.

Jusqu’à 16h, les chasseurs du 59ème BCP vont subir un des bombardements les plus denses de la bataille de Verdun : environ 80 000 obus auront été tirés.

Mais quand les obus cessent de tomber, les survivants du 59ème BCP savent que ce n’est pas terminé : l’attaque d’infanterie doit commencer. Les Allemands, eux, sont confiants : qui peut survivre à presque 6 heures de bombardement sans arrêt ?

Toutefois, les chasseurs sortent de leurs abris sonnés, blessés, mais en état de combattre. Le nombre de pertes dues au bombardement est inconnu chez les chasseurs de Driant.

La lisière nord du bois des Caures est attaquée, et des troupes allemandes s’infiltrent par le nord-ouest. Les compagnies Seguin et Robin supportent le choc. La tranchée 16, défendue par le sergent Legrand et 6 chasseurs, et l’abri 17, défendu par le sergent Léger et 5 hommes, sont aux prises avec les troupes allemandes.

À la fin de la journée, les Allemands s’emparent d’une partie de la première ligne, mais sous la conduite du lieutenant Robin, des portions sont reprises à la baïonnette. De furieux et confus combats s’engagent alors dans la nuit, où les positions sont prises, perdues, puis reprises.

À 22h30, les Allemands se fixent sur leurs positions. Le 56ème BCP, alors tenu en renfort plus en arrière, est amené sur les positions du 59ème BCP et le renforce. La nuit est dure : les brancardiers doivent amener les blessés à l’arrière au milieu des trous d’obus, mais aussi sous la neige, qui s’est mise à tomber. Les chasseurs passent le reste de la nuit sur leurs gardes, en attendant les Allemands.

Le colonel Driant distribuant des récompenses à ses soldats.Le colonel Driant distribuant des récompenses à ses soldats.

La fin des chasseurs, submergés

À l’aube du 22 février, le bombardement allemand reprend de plus belle, et le bois des Caures est à nouveau labouré par les obus.

À midi, l’assaut d’infanterie reprend : la 6ème division allemande échoue à prendre ses objectifs, mais la 5ème division allemande s’empare du bois de la Ville, à l’est du bois des Caures. Un front supplémentaire est ainsi ouvert, et les chasseurs sont aussi à découvert sur leur flanc droit. Une furieuse poussée allemande est difficilement contenue à l’ouest, où des lance-flammes sont utilisés pour déloger les Français. La première ligne est submergée, et les trois compagnies qui la défendent sont annihilées après de furieux combats au corps à corps. Dans les secteurs S7 et S8, la compagnie Seguin fixe ses positions et se défend à la grenade. Toutes les positions françaises sont attaquées au lance-flamme par les pionniers allemands, et les défenseurs en sont délogés.

Le lieutenant-colonel Driant fait le coup de feu avec 120 hommes à la ligne R (pour Réserve) mais à 15h, sa portion de tranchée est encerclée. Driant, avec environ 80 hommes encore valides, continue de se défendre en jetant des grenades. Mais les Allemands se rapprochent trop : un canon allemand de 77mm commence à tirer sur la position.

Les Français se rendent compte qu’ils doivent évacuer. Le reste des hommes cherche à se rendre vers Beaumont, non loin de là. Le lieutenant-colonel Driant, malgré son âge et sa fatigue, continue de se battre et de mener ses troupes. Il s’arrête pour panser un chasseur blessé, puis saute de trou d’obus en trou d’obus. Dans l’un d’eux, deux sous-officiers l’attendent ; en y arrivant, le lieutenant-colonel Driant tourne soudainement sur lui-même, frappé par une balle à la tête. Il meurt sur le coup, parmi les derniers Français se repliant du bois des Caures.

Dessin représentant la mort du colonel Driant. Guerre 14-18 - Photo ECPAD.Dessin représentant la mort du colonel Driant. Guerre 14-18 - Photo ECPAD.

La bataille perdue par les armes, mais gagnée par l’opinion

La Une du Petit Journal sur les chasseurs du bois des Caures et le colonel Driant.La Une du Petit Journal sur les chasseurs du bois des Caures et le colonel Driant.

Sur la centaine de chasseurs qui se retrouvent au point de ralliement, peu connaissent le sort du lieutenant-colonel Driant. Il faut une dizaine de jours pour qu’il soit déclaré officiellement tombé au champ d’honneur.

C’est alors que la presse française s’en empare : avec le début de la bataille de Verdun, cet événement permet de redonner le moral aux Français. Le lieutenant-colonel Driant est élevé au rang de héros national, et la résistance désespérée des chasseurs au bois des Caures devient un symbole d’unité nationale.

Un monument sera élevé sur les lieux après-guerre près des sépultures des chasseurs et de Driant et cette action de résistance désespérée deviendra l’illustration de la fameuse phrase décrivant la bataille de Verdun : « On ne passe pas ! ».

De nos jours, le bois des Caures a retrouvé sa quiétude et seuls les croix blanches rappellent la résistance acharnée des chasseurs de Driant.

Sources :

  • Witz Rédacteur, Testeur, Chroniqueur, Historien
  • « L'important n'est pas ce que l'on supporte, mais la manière de le supporter » Sénèque
  • Brasidas Ancien membre d'HistoriaGames
  • "Les Spartiates ne s'inquiètent pas de savoir combien sont les ennemis, mais seulement où ils sont !" Cléomène III