Interview avec Jean Mach, producteur de la série « Points de Repères »
Nombreux sont ceux d’entre vous qui connaissent « Points de Repères ». La série de documentaires historiques nouvelle génération diffusés par Arte est devenue un véritable rendez-vous du dimanche matin pour plus d’une personne.
Se basant sur un aspect visuel très réussi mêlant fond vert, ombres chinoises et impression 3D, l’émission a d’ores et déjà convaincu bon nombre de téléspectateurs et semble être en passe, à l’aube de sa troisième saison, de réussir son pari visant à réconcilier le spectateur et l’Histoire.
Mais celui qui nous en parle le mieux, c’est encore Jean Mach, producteur de la série. Nous l’avons rencontré au Festival Historia qui se tenait à Strasbourg entre le 16 et le 18 février 2018, et nous avons pu l’interviewer pour en savoir un peu plus sur son ressenti vis-à-vis du succès rencontré actuellement par Points de Repères.
Bonjour et merci de nous accorder cette interview. Première question, assez simple. Pouvez-vous simplement vous présenter et rappeler quel est votre rôle dans l’émission Points de Repères ?
Je m’appelle Jean Mach. Je suis le producteur de Points de Repères. C’est une série d’animation réalisée et écrite par Pierre Lergenmüller. Ça fait trois ans que l’on fait des saisons. La première saison a été diffusée et elle est en ce moment rediffusée sur Arte. La deuxième saison est diffusée également en ce moment, jusque début avril. Et la troisième saison part en production, toujours avec Arte, à compter du mois d’avril.
Points de Repères, concrètement, c’est quoi ? Parle-t-on d’un programme visant à vulgariser l’accès à l’Histoire et au plus grand nombre de personnes ? Quel est votre positionnement ?
C’est de la vulgarisation, complètement assumée. Pas sur le fond, où l’on pourrait être tenté de rendre les choses plus simples... ce qui n’est pas le cas. Mais vulgarisation au niveau de la forme avec des images qui sont des images d’animations, se rapprochant du jeu vidéo et qui sont là essentiellement pour intéresser les jeunes et les gamers.
C’est-à-dire désormais les 10-40 ans puisque plein de gamers sont quasiment des quadragénaires. Le but, c’est d’attirer le chaland qui d’habitude n’est pas intéressé par l’Histoire, parce qu’il voit des images en noir et blanc de l’INA... et que vu que la forme ne va pas, alors il zappe. Au contraire, la forme et l’aspect visuel plus interactif de Points de Repères va lui donner envie de rester. Le but ultime du programme, c’est d’apprendre en se divertissant, c’est-à-dire apprendre plein de choses sur des sujets qu’il ne connaissait pas, mais sans s’en rendre forcément compte.
Donc vous souhaitez en quelque sorte camoufler l’apprentissage sous une couche de divertissement ?
Tout à fait. Si la personne se rend compte que c’est purement dogmatique comme elle peut avoir un apprentissage à l’école, ça pourrait l’ennuyer et la faire zapper. D’un autre côté, on ne prend pas nos spectateurs pour des imbéciles. Ils savent très bien qu’ils vont apprendre des choses, et au fond ils en ont envie, puisque ce sont des jeunes qui sont intéressés et qui ont envie d’apprendre, de ramener de l’école des bonnes notes à leurs parents… C’est juste qu’au bout d’une minute, on se rend compte qu’il faut adapter la forme pour leur donner cette envie d’apprendre. Donc ce qu’on fait, ça va plus dans le sens de ce qu’ils aiment, avec plus d’interactif. Ils apprennent des choses, ils le savent, et ils sont contents, parce que derrière, ils pourront discuter de tel ou tel sujet avec leurs amis, et même des adultes, voire même leur apprendre des choses.
Cette ligne plus jeune et plus dynamique que vous me décrivez, elle se retranscrit sous différente formes dans vos épisodes. L’une de ces formes, c’est le recourt à l’uchronie. C’est quelque chose que vous assumez pour vous différencier d’un apprentissage plus classique et plus traditionnel de l’Histoire ?
Alors l’uchronie, on en a une seule par épisode, et elle se situe au tout début. Son but est double : d’une part, accrocher le spectateur, puisque quand il va voir l’uchronie, par exemple celle sur Bouvines, où on explique qu’il n’y a qu’un seul Royaume d’Angleterre allant du nord de l’Ecosse jusqu’au Languedoc…quand le spectateur voit ça, avec la Tour Eiffel à côté de Big Ben, il se dit qu’il y a un problème. Le but c’est donc d’accrocher le spectateur et de capter son attention dès le début. Ensuite, au fur et à mesure, on fait du spectateur son complice, puisqu’il attend l’uchronie. Il attend de voir des histoires parallèles différentes qui l’intéressent. Ça reste des uchronies possibles. Ça aurait pu se passer ainsi. Des historiens ont planché dessus et à partir d’un petit détail qui ne s’est pas passé de telle façon, ils sont capables d’observer les conséquences et de dire dans quel sens ça aurait pu aller tout en restant rigoureux. Le but premier de cette séquence d’uchronie, c’est donc d’accrocher le spectateur, quel que soit son âge. Le second but, c’est de démontrer à quel point un tout petit détail peut modifier le futur de l’espèce et avoir un impact considérable.
Le titre de l’émission : « Points de Repères », en anglais « A Butterfly Effect » (l’effet papillon), c’est une façon de montrer qu’en prenant différents points précis et en les reliant historiquement entre eux, on peut établir des connexions logiques ?
C’est ça. Le Point de Repère, c’est d’une part le petit détail, le petit grain de sable. C’est aussi trois dates souvent que l’on va donner et qui sont les plus importantes car elles démontrent que ce qui s’est produit n’est pas un hasard. Ça, plus ça, plus ça démontre bien qu’on doit arriver à ce qui s’est produit. Les ventes à l’étranger ont préféré le titre « A Butterfly Effect » qui se concentre davantage sur le détail qui déclenche tout mais ça s’assume également à l’intérieur de la série. On ne pouvait pas reprendre le titre en français puisque des documentaires avaient déjà été réalisés sur Canal + avec. Mais au final on aurait quand même conservé « Points de Repères » dans tous les cas.
Au niveau des sources que vous utilisez dans un épisode. Vous avez recouru à des sources académiques, à des textes, à des archives ? À des historiens ? Sur quel éventail de sources vous basez vous ?
On a énormément recouru à des sources écrites. Les historiens vont lire sur le sujet. Ils peuvent également interroger d’autres historiens et des personnes précises qui sont des experts vis-à-vis du sujet dont l’épisode va traiter. À partir de tout ça, on en tire une synthèse de 150 pages qui va servir de base au scénariste et à l’auteur, Pierre Lergenmüller, pour en faire le script. Ensuite, le script est relu par les historiens. Puis on a une grosse réunion où le script va être validé, au mot près, avec une attention particulière relative à ce que vont dire les voix off, puisque l’on a un devoir de rigueur vis-à-vis de notre diffuseur, Arte, et vis-à-vis des spectateurs auxquels on ne doit pas dire n’importe quoi. Sans quoi notre crédibilité serait affectée. On veut éviter ça à tout prix, donc on est très rigoureux sur la création du script.
Au niveau de la timeline et de l’espace géographique, vous ne vous imposez aucunes restrictions ? Vous faites des documentaires sur toutes les époques, partout dans le monde ?
Tout à fait. Ça commence généralement à l’Antiquité, car c’est difficile d’aller en amont dans l’Histoire de l’Humanité. Et ça va jusqu’au plus récent, comme l’épisode qu’on a fait sur la crise des missiles de Cuba, voire même la course à la lune et Martin Luther King. Donc vraiment, c’est toutes époques, et c’est tous les continents puisqu’on avait jusqu’alors pas fait l’Océanie, mais on va la faire dans la saison 3 avec l’Australie et Thomas Cook.
Au niveau technique, ça se passe comment ? Vous utilisez des images d’animation dans un style d’ombres chinoises qui n’est pas sans rappeler le dessin animé et le jeu vidéo dans des décors clairs obscurs ? Comment ça se passe ? Ce sont des acteurs qui vont passer sur fond vert, jouer les silhouettes et ensuite vous les clonez numériquement pour pouvoir avoir un effet de masse ?
Oui c’est ça. Bon, après quand vous jouez Darwin, vous n’avez besoin que d’une personne, donc aucun problème. Maintenant, c’est vrai que lorsque l’on a l’armée macédonienne ou une armée durant la Seconde Guerre mondiale, on a besoin de plus de monde, mais c’est très facile sur fond vert. La personne va passer quinze fois d’affilée, faire quinze choses différentes, ce qui fait que dans la masse on aura pas des gens qui font exactement la même chose au même moment. A l’arrivée, cette technique, ça nous donne la possibilité d’avoir vraiment une armée de 10 000 hommes s’il y a eu une armée de 10 000 hommes. Or, quand vous regardez des docu-fictions plus traditionnels, souvent, ce sont des plans assez serrés pour des questions de budget. Tout simplement parce qu’on ne peut pas mettre 10 000 personnes à l’écran. Donc ils utilisent des astuces, à des plans serrés. Nous, on n’a pas besoin de ça. Une armée immense, elle sera immense. Et c’est un vrai plus dont on profite.
Sur le format, on se situe sur une durée assez courte avec des épisodes de 26 minutes. C’est assumé pour pouvoir être repris en classe par des professeurs ?
Complètement ! Pierre et moi sommes d’anciens professeurs. Pas d’Histoire. Mais des anciens professeurs quand même. Le but, c’était aussi d’utiliser cette série par rapport aux élèves pour leur donner envie d’aller voir de l’Histoire, par eux-mêmes. Du coup, 26 minutes, c’est parfait. Derrière, il reste 20 minutes de cours pour parler de ce qu’ils ont vu à l’écran. Donc ce n’est pas mal de ce côté-là. La durée de 26 minutes permet également d’être dynamique. À la base, nous étions partis sur un format 13 minutes, mais 13 c’est difficile à se vendre, alors on a choisi 26, pour rester dans cet esprit dynamique, parce que maintenant on se rend compte qu’avec les jeunes, c’est compliqué de les mettre 52 minutes devant un écran pour regarder la même chose. Ils vont zapper au bout d’un moment. Ils ont l’habitude de zapper toutes les cinq minutes avec les vidéos sur YouTube... donc avec le recul, 26 minutes c’est déjà un risque.
Un épisode de Points de Repères, concrètement, combien de temps ça prend à être créé ?
Alors on va dire qu’on fait un épisode et demi par mois. Pour une saison, on est à dix mois de production pure avec les infographistes qui travaillent à fond pour faire les images et intégrer les comédiens... mais en comptant la post production et le travail préliminaire des historiens qui vont préparer le contenu... on est à douze mois au total. C’est une bonne organisation de faire travailler les historiens en amont, car comme ça, quand les infographistes arrivent, on a trois scripts de prêts sur lesquels ils peuvent travailler et mettre des images. On est clairement à flux tendu en deux sessions de sept épisodes. On va transmettre les sept premiers épisodes à Arte et aux autres diffuseurs et demander s’il y a éventuellement besoin de modifications, les réaliser, pour ensuite extrapoler sur les sept derniers épisodes. La saison 3 ce sera plus simple, puisque les diffuseurs nous connaissent désormais, donc ils savent comment on travaille et il y a une confiance qui s’est installée, ce qui rend les modifications plus rares.
Au niveau de la saison 3, des nouveautés sont-elles prévues dans le format ? Par ailleurs, vous parlez de diffuseurs hors France. Dans quels pays diffusez-vous Points de Repères ?
On diffuse dans une vingtaine de pays, dont plusieurs au Moyen-Orient. Al Jazeera nous a acheté les droits. La Jordanie, la Colombie, la Russie, la Slovaquie, la Hongrie et le Portugal nous ont également acheté les droits de diffusion. De même que l’Allemagne et la Suisse. Au niveau des nouveautés, non. On va rester sur le même format, car il commence seulement à s’implanter et qu’au départ il est déjà assez novateur. Il a fallu que les spectateurs s’habituent à cela, et le spectateur est encore en train de s’y habituer, puisque l’on a pu voir que nos chiffres pour la saison 2 étaient bien supérieurs à ceux de la première saison. D’une part, les gens se font au format, entendent parler de la série, et se fidélisent à ce que nous faisons. Donc, on est en train de s’étendre et ce serait une erreur de changer maintenant parce que ce n’est pas assez ancré. Si on fait sept ou huit saisons, on pourra peut-être envisager d’emmener le spectateur plus loin, de l’utiliser comme complice pour voir si l’on peut faire d’autres choses. Mais dans la troisième saison, non. On va se contenter de conserver tout ce qui a été mis en place au court des deux premières saisons, et qui nous a déjà pris du temps.
Pour retrouver les épisodes de Points de Repères disponibles en streaming, suivez ce lien : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-015232/points-de-reperes/
HistoriaGames remercie chaleureusement Jean Mach pour nous avoir offert l’opportunité de réaliser cette interview.