Récit

Époque contemporaineGuerre de Sécession

Quand la guerre de Sécession se tient devant Cherbourg

L'Amiral
Thématique
Guerre de Sécession
7 janvier
2019

Si la guerre de Sécession aux États-Unis est majoritairement étudiée dans ses aspects terrestres, l’aspect maritime souffre lui d’une trop petite publicité. À juste titre, certains pourront dire, car les enjeux de ce conflit sont continentaux et non maritimes. Cependant, même si les marines des deux belligérants sont - pour l’époque - de petite taille, les combats ont été virulents. Ainsi, qui aurait cru que deux navires se livreraient un combat à mort à plus de 6 000 kilomètres de leurs côtes, au large de Cherbourg ?

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgPeinture de Jules le Breton décrivant le combat.

Tout commence le 11 juin 1864. Depuis trois ans, deux États se livrent une guerre sans merci en Amérique du Nord : l’Union et les Confédérés. Les batailles terrestres s’enchaînent et déciment les deux armées. Cependant, le Sud - comme le Nord - s’approvisionnent à l’étranger pour la conduite de leur guerre, notamment en Europe.

Afin de couper ces ravitaillements, des capitaines de navire reçoivent une lettre de course et entament une carrière de corsaire sur l’Atlantique. C’est à cette date que le CSS Alabama, un corsaire confédéré commandé par Raphael Semmes, se présente devant le port de Cherbourg et demande l’autorisation d’y jeter l’ancre.

Les Français sont bien embêtés devant la réponse à donner : si l’empereur Napoléon III a officiellement défini la position de la France comme celle d’une stricte neutralité dans ce conflit, en coulisse il n’est pas hostile à la victoire du Sud, beaucoup plus ouvert à une intervention française au Mexique, contrairement au Nord...

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgDurand-Brager peint lui aussi la bataille.

Que faire ?

Dans l’intervalle, le corsaire confédéré est autorisé à jeter l’ancre dans la rade de Cherbourg. À son bord se trouvent 37 prisonniers, anciens marins de navires de l’Union abordés et détruits. Mais dès 1863, le Sud commence à perdre du terrain, et Napoléon III décide de ménager le président Lincoln... qui est au courant des facilités accordées au Sud par la France. La question se pose donc vraiment : accueillir le corsaire confédéré, le refuser ou se retrancher derrière les lois maritimes ?

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgLe capitaine Semmes accoudé à un des canons de son navire.

Le vice-amiral Dupouy, préfet maritime de Cherbourg, décide de faire remonter l’affaire à Paris, d’autant plus que le capitaine Semmes a expressément demandé l’autorisation d’accéder au chantier naval militaire français afin d’y effectuer des réparations.

Cherbourg, grande cité portuaire, compte aussi des soutiens plus ou moins officiels du Nord. Édouard Liais, négociant et vice-consul des États-Unis, prévient sa hiérarchie. La présence de prisonniers de l’Union à bord lui fait rédiger une missive à Drouyn de Lhuys, alors ministre des Affaires étrangères pour demander leur libération.

L’empereur, consulté, décide de poser comme condition sine qua non le débarquement des prisonniers, ce que le Confédéré s’empresse de faire.

De plus, un règlement de 1864 interdit aux navires d’un belligérant l’usage d’un port français pour y faire des réparations...

Par conséquent, le problème devient de plus en plus grave. Des rumeurs font état que le navire confédéré n’est pas le CSS Alabama, mais le CSS Florida... et pour cause : le premier est le corsaire confédéré le plus prestigieux, et surtout le plus haï par l’Union. Mais le préfet maritime de Cherbourg est formel : c’est bien le navire du capitaine Semmes qui est au large du port.

Le 13 juin, une réunion à ce sujet a lieu avec l’empereur, qui ne donne pas d’ordre précis. Les deux belligérants tentent d’infléchir la position française en leur faveur : les Confédérés demandent à Paris d’accueillir Semmes, tandis que l’Union pousse la France à respecter ses engagements de neutralité.

À Cherbourg, l’ambiance est différente, le navire confédéré devenant petit-à-petit une attraction ; de nombreux notables locaux sont même reçus à bord.

Le vice-amiral Dupouy décide qu’une commission devra aller inspecter le navire confédéré qui, s’il n’est pas en état de prendre la mer, pourra passer au chantier naval ; au contraire, si le navire est en état, il ne pourra se réapprovisionner qu’en charbon et en vivres puis devra s’éloigner sous vingt quatre heures.

L’Union arrive

Sauf que, très vite, un navire de l’Union se présente lui aussi devant Cherbourg le 11 juin. C’est l’USS Kearsarge, sous le commandement du capitaine John Winslow, parti depuis les côtes néerlandaises deux jours plus tôt après l’annonce de la présence du corsaire confédéré.

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgLa Couronne est un navire école affecté à la surveillance de la rade de Cherbourg.

La Couronne, le navire français chargé de la sécurité de la rade, accueille à son bord un officier fédéral qui demande à jeter l’ancre dans la rade, ce qui est accepté.

Mais sous les yeux du vice-amiral, le navire de l’Union entre dans la rade par l’est, puis la traverse pour en ressortir par l’ouest... pour croiser à faible vitesse devant la digue. Assurément, Winslow a voulu montrer à son ancien camarade de promotion - à qui il voue une haine sans borne - qu’il était bien décidé à ne pas le laisser sortir.

Les Français sont dans une situation difficile : l’USS Kearsarge croise devant Cherbourg, et le CSS Alabama est ancré dans la rade. Les dernières hésitations sont balayées : aucun navire ne recevra le droit d’entrer dans le port et devront quitter les lieux à vingt quatre heures d’intervalle. Sauf que le navire de l’Union n’est pas formellement dans le port puisqu’il croise devant la digue...

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgL'équipage de l'USS Kearsarge sur le pont.

De son côté, le capitaine Semmes bouillonne. Pour lui, Winslow lui jette un défi : sortir se battre. Mais un combat dans les eaux territoriales françaises terrifie le vice-amiral Dupouy, qui ordonne au Confédéré de quitter le port vingt quatre heures après la disparition du navire de l’Union des eaux françaises.

La Couronne reçoit l’ordre de faire chauffer ses chaudières et de pointer ses canons sur le Confédéré afin de le faire rester dans la rade.

Si Semmes obéit, il fait parvenir à un agent diplomatique cette note :

« Je désire que vous fassiez connaître au vice-consul des États-Unis que mon intention est d’accepter le combat avec le Kearsarge aussitôt que j’aurai fait effectuer les réparations nécessaires. J’ose espérer que l’ennemi ne partira pas avant que je ne sois autorisé à sortir1. »

Le défi est lancé : de son côté, Winslow n’attend que ça et répond favorablement.

De plus, le 15 juin, le Ministère de la Marine tranche enfin : la France sera, dans cette affaire, neutre ; au préfet maritime de faire respecter cette volonté. Le même jour, Winslow rencontre Dupouy et lui confirme qu’il est venu chercher querelle avec le Confédéré.

Le 16 au matin, l’USS Kearsarge s’est légèrement replié et croise en limite des eaux territoriales françaises. De son côté, Semmes claironne qu’il combattra jusqu’à la mort. L’Union est quand même consciente qu’un combat à la limite des eaux territoriales françaises serait une erreur et demande à Winslow de se reculer... sans pour autant lâcher Semmes des yeux.

Quand la guerre de Sécession se tient devant Cherbourg  Quand la guerre de Sécession se tient devant Cherbourg
Portrait du capitaine Semmes (à gauche). - Portrait du capitaine John Ancrum Winslow (à droite).

Un combat obligatoire

Le 18 juin, Semmes prévient Dupouy que son navire quittera la rade le lendemain, entre 9 et 10h pour répondre au défi de Winslow. À partir de cet instant, la nouvelle se répand dans tout Cherbourg puis en France.

La Couronne doit surveiller que le combat se tiendra en dehors des eaux territoriales françaises ; dans le cas contraire, elle pourra ouvrir le feu. Les autorités françaises se préparent à ce combat et prennent des mesures afin de faire respecter le droit maritime : aucune partie ne pourra favoriser les belligérants, mais un vapeur est autorisé à mettre en chauffe afin d’aller aider des éventuels survivants. Car le combat promet d’être rude : en plus de la haine mutuelle que les deux capitaines se vouent, couler le CSS Alabama ferait de Winslow un héros national.

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgGravure datant d'après la bataille et représentant le duel d'artillerie depuis l'USS Kearsarge.

Le dimanche 19, Cherbourg est en ébullition. Les officiels, Dupouy en pointe, vont se porter sur la digue. Le CSS Alabama, éprouvé par des mois de navigation, va rencontrer l’USS Kearsarge flambant neuf. Des badauds ainsi que des Parisiens, arrivés par le premier train, se massent sur les hauteurs de la ville ; les places en hauteur se paient cher.

À 9h, le corsaire confédéré quitte la rade et se dirige vers son destin. Winslow attend son ancien camarade de pied ferme, et bientôt les deux navires se dirigent l’un vers l’autre en suivant deux lignes parallèles. Atteignant neuf noeuds, les deux navires s’engagent alors dans un combat tournoyant.

Le CSS Alabama est le premier à ouvrir le feu, mais trop précipitamment : ses projectiles tombent dans l’eau. De plus, les premiers boulets confédérés semblent ne pas endommager le navire de l’Union, et pour cause : la veille, Winslow a fait installer des chaînes recouvertes de panneaux de bois sur les parties vitales de son navire.

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgPris au retour de l'USS Kearsarge dans le Nord, ce cliché présente un des canons qui a mis le coup de grâce au Confédéré.

Très vite, l’USS Kearsarge prend l’avantage, et pendant près d’une heure, étrille son adversaire. Un obus touche les chaudières du Confédéré, son magasin est en feu et la ligne de flottaison est percée. L’hallali commence : le CSS Alabama ne riposte plus, l’équipage se réfugie à l’avant... puis le navire sombre, aspiré par les eaux.

Quatre navires civils commencent à ramasser les quelques rescapés. Le voilier britannique Deerhound recueille une cinquantaine de Confédérés, dont Semmes, et profite de la confusion pour se rendre en Angleterre... au grand dam de Winslow !

Quatorze blessés, dont trois de l’Union, sont conduits à l’hôpital de Cherbourg. Les prisonniers recueillis par Winslow sont débarqués... juste avant que l’homme ne reçoive un télégramme de sa hiérarchie le lui interdisant !

Les deux belligérants se plaignent officiellement à Paris : pour le Sud, la France n’a rien fait pour empêcher le naufrage du CSS Alabama, tandis que pour le Nord, la volonté de ne pas leur confier les prisonniers confédérés est révélatrice du soutien de Paris au Sud. En réalité, le vice-amiral Dupouy, seul responsable, a pris toutes les mesures nécessaires pour veiller à cette stricte neutralité.

Quand la guerre de Sécession se tient devant CherbourgLa représentation la plus célèbre de la bataille est celle d'Édouard Manet ; l'oeuvre est aujourd'hui conservée aux États-Unis.

L’USS Kearsarge a perdu 1 homme et 2 ont été blessés, contre 29 morts et 70 blessés pour le CSS Alabama.

Le duel, lui, a été un événement en France jusqu’à être immortalisé par Édouard Manet. Et aujourd’hui encore, trois sépultures inédites côtoient les autres tombes du vieux cimetière de Cherbourg-Octeville : un marin de l’Union et deux Confédérés y reposent, tombés bien loin de leur terre natale et inhumés en France.

L’épave du CSS Alabama est découverte en 1984 par le chasseur de mines français Circé, à environ 10 km de l’entrée ouest de la rade. Un canon du corsaire confédéré trône aujourd’hui à l’entrée de la Cité de la Mer de Cherbourg.

Pour en savoir plus sur la politique française dans cet événement, se référer à cet article :
La guerre de Sécession au large de Cherbourg de Farid Ameur, paru dans Relations internationales 2012 (n° 150), pages 7 à 22.

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1 : Cité dans Farid Ameur, La guerre de Sécession au large de Cherbourg, Relations Internationales, 2012.

  • Witz Rédacteur, Testeur, Chroniqueur, Historien
  • « L'important n'est pas ce que l'on supporte, mais la manière de le supporter » Sénèque