Interview avec Sébastien Renard, Directeur Narratif de "A Plague Tale : Innocence"

El Presidente
Thématique
15 mai
2019
A Plague Tale : Innocence

Crédité d'une excellente note sur notre site (lire notre test), mais aussi de très bonnes évaluations sur Steam, A Plague Tale : Innocence est à coup sûr le jeu du moment. Sébastien Renard, Directeur Narratif chez Adobo Studio, a accepté de répondre à nos questions pour en savoir plus sur le studio bordelais et sa vison des jeux historiques.

1. Pouvez-vous présenter votre studio, ainsi que les jeux que vous avez déjà développés ? A Plague Tale : Innocence est-il votre premier jeu à thématique historique ?

Asobo Studio est basé à Bordeaux depuis 16 ans. Le studio a travaillé pour Ubi Soft (Monopoly, the Crew 2), Disney Pixar (Ratatouille, Rush), Microsoft (Fragments sur Hololens)... La dernière IP maison du studio était Fuel, un jeu de courses en monde ouvert sorti en 2009. A Plague tale est donc le grand retour du studio à un jeu 100% fait maison.

A Plague Tale : Innocence

2. Notre communauté étant particulièrement passionnée par l'Histoire et les jeux vidéo, comment, de façon synthétique, leur présenteriez-vous A Plague Tale : Innocence ? Quelles sont ses principales forces ?

A Plague Tale est un jeu d’aventure narratif à la 3e personne, qui raconte l’histoire d’Amicia et Hugo, 15 ans et 5 ans, deux jeunes nobles vivant en Guyenne en 1348. Alors que la guerre de cent ans ravage la région, ils vont devoir fuir le domaine familial attaqué par l’Inquisition, et survivre par eux-mêmes dans un monde détruit par la Peste : des hordes de millions de rats dévorant tout sur leur passage. Le jeu se veut une expérience narrative et émotionnelle immersive, proche de ce qu’un Naughty Dog a pu offrir dans leurs dernières productions (bien sûr avec l’ambition d’un AA produit par une équipe de 45 personnes), où la discrétion, l’instinct de survie et la réflexion l’emporteront sur l’approche frontale, nos héros n’étant pas des guerriers.


3. Que pensez-vous des jeux vidéo à thématique historique ? Jouez-vous vous même à ce type de jeux ? Qu'est ce qui fait un bon jeu historique, selon-vous ?

En tant que scénariste j’avoue m’intéresser surtout à l’histoire, avec un petit « h », quel que soit le décor du jeu – je cherche une expérience émotionnelle avant tout. Je pense qu’il y a un énorme bénéfice à ancrer le jeu dans un décor historique réel. En dehors de l’aspect « pédagogique », les évènements du passé sont souvent l’occasion de tisser des parallèles entre ce qui a pu arriver avant, et ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux. Il faut cependant faire attention : pour un développeur le souci de réalisme historique ne devrait pas devenir asphyxiant, il faut donc savoir vers quoi on va... Personnellement, ce que j’aime dans un jeu c’est avant tout sa capacité à me happer dans son univers.

A Plague Tale : Innocence

4. Est-ce différent de développer un jeu historique par rapport à un jeu sur un univers non-historique ? Nous avons vu dans l'une de vos web-séries (Episode 2 : Dark Age) que vous vous êtes beaucoup inspirés des villages de votre région pour reconstituer l'univers du jeu. Est-ce que cela a constitué une nouveauté pour vous ?

En effet, c’est la 1ère fois que nous pouvions nous inspirer directement de ce que nous avions sous nos yeux tous les jours, aller questionner ce que ces bâtiments et lieux de vie pouvaient représenter à l’époque. La période historique implique bien sûr de la rigueur : vous devez par exemple être cohérent avec tout ce que les techniques et l’artisanat permettaient de faire à l’époque. Le travail de recherche est conséquent, mais ça fait partie du challenge – et il faut aussi savoir improviser, lâcher du lest par moments. En fait, le plus important c’est de savoir jusqu’où l’illusion fonctionne, sans endommager la cohérence de l’univers. C’est resté une préoccupation permanente durant la production.


5. Dans notre petit monde des jeux vidéo historiques, la rigueur historique est quelque chose de très important pour certains joueurs qui sont à la recherche du moindre détail et qui n'hésitent pas à émettre des critiques négatives si des erreurs, même minimes, sont faites. Comprenez-vous les attentes de ces joueurs ?

Bien entendu, il est totalement normal de souhaiter des jeux proposant ce niveau d’immersion, que l’on ne trouve sinon que dans les livres ou certains films. Le défi lors du développement d’un jeu, c’est que vous devez penser en terme de gameplay, d’histoire et de décor. Aboutir à un tout cohérent. L’ultra-réalisme vient ajouter une couche de complexité supplémentaire à un exercice déjà pas évident. Nous savons que nous serons repris sur pas mal de choses par les plus férus en histoire, mais A Plague Tale se veut avant tout être un conte, l’histoire intimiste de deux enfants devant survivre ensemble dans un monde hostile, et qui vont devoir grandir face aux obstacles. Nous voulions donner au passage ce parfum d’authenticité qui va faire dire à pas mal de nos joueurs : « Wow, je ne tiendrais pas une minute dans ce monde-là ! ».

A Plague Tale : Innocence

6. Entre divertissement et authenticité historique, où placez-vous le curseur au niveau de la jouabilité ?  Pensez-vous avoir suffisamment insisté sur l’aspect de l’authenticité historique pour éviter tout problème et toute critique ? Par ailleurs, avez-vous été obligé de faire des concessions ou des anachronismes vis-à-vis de l’Histoire pour faciliter le gameplay ?

Comme évoqué plus haut, nous avons bien entendu été obligés de trouver des compromis au profit de la fluidité de l’expérience. Nous cherchions à donner une sensation de réalisme, plutôt qu’un réalisme à tout prix. C’est pourquoi nous ne nous sommes jamais vendus comme un jeu ultra-réaliste du point de vue historique. Nous souhaitions surtout éviter la magie, les elfes etc, néanmoins A Plague Tale contient des touches de fantastique, de mythe, et des éléments folkloriques tels que l’alchimie (qui me passionne). Amicia possède une fronde, arme bien ancrée dans son époque, mais elle va pouvoir l’utiliser pour projeter des munitions alchimiques intégrées à notre gameplay de rats versus lumière. C’était nécessaire pour proposer un gameplay varié. De la même façon, le langage d’Amicia n’est pas ancré dans l’époque. Je souhaitais avant tout pouvoir m’adresser à tout le monde. A Plague Tale propose une vision alternative de l’Histoire. Le jeu reste ancré dans une certaine réalité, mais il se veut un conte, comme le dit le titre lui-même.


7. Travaillez-vous avec des historiens ? Quelles sources historiques avez-vous utilisé pour réaliser « A Plague Tale : Innocence ? »

Nous avons travaillé avec un historien pendant une petite période, pour lui soumettre notre travail et valider la direction que nous prenions, surtout en terme d’environnements. Nous n’avons pas continué parce que c’était très positif, et que nous devions avancer. A Plague Tale utilise des éléments de l’Histoire de France comme toile de fond et pour nourrir certains décors - notamment ce terrible champ de bataille entre Valois et Plantagenêts, que les enfants doivent traverser et qui va les mettre face à l’horreur de la guerre pour la première fois. Pour le reste, l’histoire de nos personnages et le gameplay du jeu dictaient leur propre voie et il était important de se concentrer là-dessus avant tout.

A Plague Tale : Innocence

8. À votre avis, pourquoi voit-on si peu de studios français développer des jeux sur l'Histoire de France ? Elle foisonne pourtant de sujets divers et variés forts intéressants, comme la Guerre de Cent-Ans, qui est un épisode historique que l'on rencontre rarement dans les jeux vidéo. Pourquoi selon vous ?

Je pense qu’il y a cette peur, toujours très ancrée, que la France ne soit pas une terre qui fait suffisamment rêver, ou qu’un postulat historique puisse être trop élitiste et rebuter des joueurs. Nous savions que nous avions les moyens d’exprimer une vraie puissance à la fois visuelle et narrative à travers cette époque. Mais nous savions aussi que le challenge serait d’arriver à parler à tout le monde... L’histoire d’Amicia et Hugo touche parce qu’ils sont frère et sœur, et que l’histoire est vécue à travers leur regard. C’est cette résonance universelle qui nous importait le plus, à l’inverse d’une approche théorique trop radicale qui aurait rebuté une majorité de joueurs.


9. Pourquoi avoir choisi ce conflit comme toile de fond justement ? Et pourquoi avoir choisi l'année 1349 en particulier comme point de départ de l’aventure ?

Aujourd’hui, on rêve de la fin du monde en utilisant des zombies pour changer le visage d’un monde que l’on connait trop bien. Mais cette fin du monde, à certaine période de l’histoire, des gens l’ont vue en face. Particulièrement au Moyen-âge, où l’on était incapable d’expliquer une pandémie autrement que par une punition divine. Le jeu se déroule en fait en 1348, et la Guerre de Cent Ans fait partie de la toile de fond du jeu, qui parle avant tout de la Peste. Nous avons pas mal discuté du meilleur point de départ de l’aventure. Avant la Peste ? En pleine épidémie de Peste ? Dans les faits, elle est entrée en France par le port de Marseille en 1347, pour arriver à Bordeaux à l’automne 1348. Pour le coup, c’est bien un fait historique qui a permis de situer le point de départ du jeu.

A Plague Tale : Innocence

10.  Dans « A Plague Tale : Innocence », croiserons-nous des personnages historiques et ferons-nous face à des événements historiques précis ?

Il n’y a pas de référence à un évènement historique précis. Nous parlons bien des tensions entre l’Eglise et l’Inquisition à cette période, et nous évoquons le Pape, mais de la même façon que nous ne citons aucun lieu réel, on ne s’appesantit pas dessus. A Plague Tale s’adresse à un public large. Les plus versés en histoire y trouveront une évocation visuellement puissante de l’époque - et sans doute aussi des éléments anachroniques -, mais j’espère qu’ils pardonneront au jeu ses petites errances au profit du voyage émotionnel, et profiteront de paysages emblématiques : cathédrales, villages, fermes et champs, charniers, gibets, et autres joyeusetés du guide du Routard 1348 (sourire).


11. Avez-vous un message particulier à transmettre à notre communauté qui attend votre jeu ?

Tout d’abord un grand merci pour votre intérêt envers notre jeu ! Bien que A Plague Tale ne se revendique pas comme une expérience historique ultra-réaliste, je vous souhaite de trouver du plaisir à embarquer avec Amicia et Hugo, à vivre leurs douleurs et les petits moments de poésie qui jalonnent leur parcours. A Plague Tale est avant tout un conte noir, offrant une plongée visuellement ébouriffante dans un XIVe siècle brutal et sans pitié. De quoi ravir les médiévistes en quête d’immersion. Depuis ce matin les notes pleuvent et avec un Metacritic de 80, que dire sinon que l’équipe est aux anges, et que vous pouvez tenter l’aventure sans trop de crainte !