Far Cry 4, du divertissement à la « guerre juste »

27 janvier 2016 par Jérémy | Far Cry

Le jeu vidéo, comme tout œuvre culturelle, est porteur d'une représentation du monde, d'une façon de voir les problèmes et leurs solutions. A ce titre, le jeu vidéo doit être jugé non pas seulement sur ce qu'il fait ressentir (gameplay, graphisme, …) mais aussi sur ce qu'il dit, explicitement ou implicitement.

Far Cry 4

Entre jeu d'action classique et nouvelle doctrine

Far Cry 4, dernier né de la franchise Far Cry, produit par Ubisoft, est un cas d'école d'un jeu qui, en ne voulant que « divertir », reprend une façon de penser majoritaire sans même y réfléchir. Pour rappel, le scenario se déroule comme suit : vous incarnez Ajay Ghale, revenant dans son pays d'origine (Kyrat, pays fictif situé en Himalaya) pour disperser les cendres de votre mère décédée il y a peu. En arrivant, vous rencontrez un dictateur du nom de Pagan Min qui vous invite dans sa demeure fort bien gardée, demeure dans laquelle vous découvrez un homme se faisant torturer, qui n'est autre qu'un membre d'une faction rebelle qui lutte contre le pouvoir (tyrannique) en place. Vous décidez donc d'aider ces rebelles à reprendre le pays.

Si le scenario semble classique (et plagie allègrement le précèdent Far Cry), le jeu l'est tout autant. En bon héros de jeu vidéo, la seule aide satisfaisante que vous pourrez procurer aux rebelles se résume en un carnage monumental que ce soit sur terre, dans les airs, dans des grottes ou des forêts. Vous tuez à vous seul, sur fond de musique épique, les trois quarts des soldats du pays, le dictateur, ainsi que quelques rebelles qui ont voulu se mutiner. En retour, vous aurez la satisfaction à la fin du jeu d'avoir accompli une “bonne action”, voir même d'avoir “libéré le pays”.

Là où ce résumé permet de passer de la fiction à la réalité, c'est lorsqu'on le met en parallèle avec la doctrine nouvelle de la « guerre humanitaire »1, dernière trouvaille des défenseurs de la « guerre juste »2, principalement en vogue aujourd'hui aux Etats-Unis (mais bien présente en France également). Cette doctrine, qui a servi à légitimer les interventions en Côte d'Ivoire, en Lybie ou en Afghanistan pour ne citer que celles-ci, trouve sa source dans la croyance selon laquelle les pays démocratiques, riches et dotés de moyens militaires (les pays du Nord) auraient une sorte de devoir moral à intervenir dans les pays qui ne sont pas aussi bien lotis, devant les horreurs de la guerre civile, de la répression ou des génocides, ou simplement la crainte de ceux-ci.

La guerre préventive fait bien partie des attributs de cette nouvelle doctrine. Mais lorsqu'une guerre est préventive, il faut trouver des raisons d'attaquer, des raisons qui, dans les faits, n'existent pas (encore). Et comme le décrit Pierre Conesa3, les gouvernements démocratiques tombent bien souvent dans la démonisation, quand ce n'est pas la fabrication de l'ennemi pour fabriquer ces preuves « ad-Bellum ».

Il y a alors plusieurs façons de faire :

  • Raconter une histoire, de préférence simple et belle (avec un gentil et un méchant bien identifiés).
  • Faire intervenir les intellectuels qui élaborent une stratégie et inventent une menace, on utilise pour cela think-tanks, instituts, observatoires, …
  • Faire intervenir les médias pour présenter la guerre comme « juste »
  • Identifier clairement la « révolution », le côté du bien, avec des symboles forts.
  • La mise en scène d'ONG humanitaires (en victimes malheureuses ou en héros victorieux).

Far Cry 4

Entre fiction et réalité, il n'y a qu'un pas

L'exemple du jeu d'Ubisoft nous permet alors de faire le lien entre fiction et réalité. Car à bien y regarder, on peut retrouver dans ce jeu les codes parfaits d'une légitimation de la guerre « juste » et « humanitaire ».

Le héros, vous, êtes un occidental. Vous arrivez dans un pays pauvre, sous développé, mais ayant une envie indéfectible de se « moderniser » même si la question du respect des traditions se pose (peu). C'est un pays que l'on qualifiera de polythéiste, sorte de rassemblement entre du bouddhisme, de l'hindouisme et du taoïsme, mêlé d'esprit en tout genre. Ce pays est gouverné par Pagan Min, dictateur sanguinaire, qui n'a d'yeux que pour l'argent et qui trouve une joie incommensurable dans la souffrance des autres. Le mal absolu donc. Il doit donc être chassé par vous, grand beau et jeune qui êtes appelé au secours par une population ne pouvant se prendre en main elle-même : il n'y a qu'à voir la facilité avec laquelle vous remplissez vos missions pour comprendre qu'elle n'aurait jamais pu se sauver toute seule. Une des phrases que vous entendrez le plus souvent au cours de vos aventures sera donc « Merci Ajay ! ».

Vous incarnez le bien, Pagan Min incarne le mal, vous tuez Pagan Min (et toute son armée), vous faites donc une bonne action. Ici, point de subtilité autre qu'artificielle. Le joueur doit sentir qu'il est le gentil et cela se voit. Les cinématiques (les médias), comme une mauvaise propagande, vous présente à voir le mal, l'ultime mal. Les autres protagonistes (les intellectuels) vous soufflent des encouragements, des ordres souvent, pour vous intimer de prendre les bonnes décisions, celle de supprimer le mal qui gangrène ce si beau pays. Vous voyez en outre des innocents, de bonnes personnes (les ONG) mourir à cause de ce mal effrayant. Ainsi, pas d'autres choix possibles, à moins de passer pour un pleutre. Si l'on se défilait, on ne « prendrait pas nos responsabilités ». Ces gens ont « besoin » de nous, il nous faut donc les « aider ». Voilà comment l'on construit un discours de guerre, en ne laissant d'autre choix que celui des armes.

Les arguments intervenants « in Bello » seront eux centrés sur la gratitude des soldats de la rébellion et des civils que vous sauvez : si tout le monde vous remercie, comment le massacre que vous perpétrez ne serait-il pas une bonne chose ?

Le 20 septembre 2002, devant l'académie de West Point, Georges W. Bush prononçait ces mots : « Nous sommes bel et bien dans un conflit entre le bien et le mal, et l'Amérique appellera le mal par son nom. En nous attaquant au mal et aux régimes sans loi, nous ne créons pas un problème, nous le révélons ». Voilà exactement ce que fait le héros de Far Cry 4, il lutte – comme les Etats-Unis - contre le mal. Un mal qui ne semble pas avoir d'histoire lorsque l'on le combat.

Far Cry 4

Du mal sans histoire au mal de l'histoire

Et cependant il est bien question d'histoire dans Far Cry, puisqu'un des objectifs (secondaires) que l'on vous fixera sera de découvrir la vérité sur ce qui s'est passé avant votre venue, et ce par la récupération de pièces d'un journal qui vient vous renseigner sur le passé de vos parents et de Pagan Min. Surtout, c'est la deuxième fin, celle où l'on décide de ne pas tuer le dictateur le moment venu, qui doit vous révéler le fin mot de l'histoire. Cette fin porte d'ailleurs à débat puisque l'on y apprend que c'est votre père, en tuant votre demi-sœur qui a déclenché la folie de Pagan Min. On pourrait alors croire que le coup de maitre des scénaristes d'Ubisoft aurait été de nous faire penser que nous n'étions que dans un jeu qui retranscrivait bêtement les codes de la doctrine de « guerre juste » pour, dans un retournement final haletant, retourner notre façon de penser (en fait vous êtes le méchant !). Certains de nous y auront cru, mais non.

Non pour une phrase très simple : « J'ai tué tant de personnes pour eux, mais alors j'ai réalisé : je ne faisais qu'utiliser la mort de Lakshmana (votre demi-sœur) comme une excuse pour faire tout ce dont j'avais envie ». Prononcée par Pagan Min, cette phrase tue tout espoir d'esprit critique de la part des développeurs (ou de l'éditeur). Car oui, votre père a « démarré » la guerre, mais Pagan Min est fou, et c'est pour cela qu'il doit mourir. Même s'il avait des raisons valables (si tant est que la vengeance en est une), il ne reste finalement que le réceptacle du mal dont nous parlions plus haut, mal qui doit être éliminé.

Cela va même plus loin : en redonnant ses caractéristiques maléfiques au principal antagoniste juste après les lui avoir repris, l'histoire racontée ne fait pas que nous conforter dans notre analyse, elle nous permet d'observer une autre forme de légitimation de la guerre, cette fois-ci post-bellum. Car comme dans la réalité, lorsque les spécialistes se penchent sur la question, commencent à apparaitre que les raisons données ad-bellum ne furent que de la propagande, ou en tout cas que leur importance (ou leur véracité) fut largement surestimée.

C'est à ce moment qu'interviennent d'autres images, d'autres discours, d'autres légitimités : tout le travail du camp qui fut considéré comme « juste » sera alors de montrer, de prouver que ce que les ennemis ont fait pendant la guerre mérite à lui seul tout l'appareil de mensonge et de propagande amorcé en début de conflit. Il s'agit non plus de se défendre sur les conditions ad-bellum, mais sur le fait que le conflit, après-coup, apparait comme juste. Les « escadrons de la mort » utilisés par Gbagbo en Côte d'Ivoire, la glorification du soldat et le récit de l'enfer des combats, des attentats suicides et des morts civils pour la guerre en Afghanistan ; rien que les nombreux films, récits, jeux, articles qui sortent toujours aujourd'hui à propos de la Seconde Guerre mondiale font partie de cette instrument de légitimation. Instrument qui, s'il est bien mené, permet d'étouffer toute contradiction inverse. Non pas sur le mode de la dictature, mais sur le mode du reproche : considérer aujourd'hui que l'intervention américaine de 1944 en Europe n'était pas « juste » reviendrait à dire que le génocide juif ne devait pas être empêché, ce alors même que les Américains n'avait pas pour but de guerre de libérer les juifs. Qui aujourd'hui pourrait décemment dire cela ?

C'est le même mécanisme à l'œuvre dans Far Cry 4 : dire que Pagan Min était le gentil quand le jeu insiste à ce point sur sa folie reviendrait à dire que les massacres qu'il a organisé devaient avoir lieu, et que sa folie et son goût pour le sang sont des choses contre lesquelles nous n'aurions pas dû lutter. Il ne fallait évidemment pas faire penser cela au joueur, sans quoi cela lui aurait laissé un goût amer en fin de jeu. Et comme le jeu vidéo d'Ubisoft se place dans une perspective commerciale grand public avant tout, cela ne devait pas arriver.

Néanmoins ne tombons pas dans la surenchère : Far Cry 4 n'est pas un jeu de propagande pour l'armée américaine comme pourrait l'être un jeu de la série Arma. Non, il n'est que le reflet d'une façon de penser qui a su s'imposer dans la culture populaire occidentale, doublé d'une logique économique forte qui contribue à renforcer ce que l'on pense être une opinion consensuelle de voir le monde, pour ne pas choquer. Far Cry 4 n'est pas un outil de propagande, c'est une œuvre de fiction prise dans un appareil de propagande. Car de la réalité à la fiction, il n'y a qu'un pas, que l'on ne s'imagine pas traverser parfois.

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1 Phillippe Leymarie, « Nobles Causes », 8 fevrier 2012, blog du Monde Diplomatique, http://blog.mondediplo.net/2012-02-08-Nobles-causes#avantforum

2 On retrouve dans cette « sous-doctrine » les 3 temps de légitimation de la guerre juste : le jus ad Bellum (avant la guerre), le jus in Bello (pendant la guerre) et le jus post Bellum (après la guerre).

3 Pierre Conesa, La fabrication de l'ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi. Préface de Michel Wieviorka, Robert Laffont, 2011.

  • Jérémy Contributeur
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