La Paix, coûte que coûte par Matthieu, finaliste de notre concours
28 octobre 2013 par Matthieu | Première guerre mondiale
Voici le récit de Matthieu, finaliste de notre concours qui nous propose un excellent récit retraçant les dernières heures de la terrible Grande Guerre.
La Paix, coûte que coûte par Matthieu
Je risque un coup d’oeil par-dessus le bord de mon abri terreux, profitant d’une accalmie dans la pluie d’obus qui depuis deux jours rythme notre vie d’enterrés vivants. Devant moi s’étend, en pente légèrement montante et sous un ciel acier, un terrain gris bosselé, morcelé, labouré par le déluge d’acier et de feu, creusé de milliers d’impacts. C’est comme si une attention particulière avait été prise pour que rien de vertical ne puisse subsister et se dresser vers le ciel, ravageant indistinctement arbres, buissons et toutes constructions humaines dont il ne reste rien d’autre que quelques pierres éparses. Comme si tout était fait pour que nous, nuances d’êtres humains, devions nous transformer en animaux troglodytes obligés de se terrer, de s’enfoncer toujours plus profondément dans une terre froide, humide mais réconfortante. Je perçois difficilement dans la brume épaisse, à peut-être deux ou trois cent mètres plus haut, quelques ombres de murs, seul témoignage insolent de l’existence du village de Vrigne-Meuse. Sur la droite, la terre vers le Signal de l’Epine et vers les lignes allemandes se fait plus pentue. Le bruit de sifflement de quelques abeilles, suivi de celui qu’elles font lorsqu’elles s’enfoncent dans le sol et le martyrisent encore un peu plus, me font baisser la tête.
« C’est qu’t’es pas bien toi, va pas t’en prendre une c’te jour ! »
Pelissier est collé dans la boue, son casque vissé sur la tête. Le bleu délavé de son uniforme n’est plus qu’une constellation de tâches brunâtres et grises. Il tient son Lebel contre lui.
Hier encore, dans les ruines de l’usine de phosphate, au plus fort des combats contre les boches avant que le régiment ne soit contraint de reculer sur les berges de la Meuse, il faisait montre d’un courage qui n’a eu de cesse, depuis notre rencontre il y a dix mois, de m’étonner. Mais cette nuit, alors que nos artiflots comme ceux d’en face se concurrençaient pour ensevelir toute la zone sous les shrapnels et la mort, la folle rumeur a trouvé un meilleur chemin que le notre pour traverser la Meuse et arriver jusqu’à nous. Elle confirmait la précédente, qui voulait que le 7 novembre des fritz avaient traversé les lignes françaises du côté de Haudroy pour taper la causette avec nos galonnards. C’est maintenant d’un armistice qu’on causait, pour aujourd’hui. Je revois encore ce binoclard nous le dire, à la lueur des fusées éclairantes et des explosions faisant ressembler cette nuit à celle du 14 juillet, trainant avec lui un pauvre type de la 10ème, pour lequel un éclat d’obus avait décidé qu’il ne marcherait plus que sur une guibole s’il passait la nuit. Depuis cette nouvelle, Pelissier jette un regard tout autre sur cette guerre et compte bien l’achever comme il l’a débutée, c’est-à-dire en vie.
Le feu des canons de 77, 150 et 210 des boches reprend de plus belle, pilonnant en rugissant ces quelques centaines de malheureux comme moi terrés dans les trous d’obus ou creusés dans le sol dur. Ces biffins du 415ème, lancés dans une ultime tourmente après avoir du traverser la Meuse déchaînée, « coûte que coûte », de nuit sur des planches et des poutrelles branlantes, dans le brouillard et sous le feu aveugle des mitrailleuses allemandes. Les batteries françaises de 75 et de 155 leur répondent, crachant sur le devant de notre ligne leurs engins de mort. Entre les volutes et les tourbillons de poussière et de terre, ça sent le souffre, le brûlé et on peut voir les explosions parsemer la cote devant nous. Le tac-tac-tac régulier des mitrailleuses allemandes répond aux claquements caractéristiques de nos Hotchkiss. Je fais cracher mon lebel, voyant au loin quelques formes arrondies ramper vers nos lignes.
Pelissier m’avait raconté cette nuit ce qu’il ferait après la guerre. Comment il retournerait chez lui, dans son Sud natal auprès de ceux qu’il aimait, sa chère Catherine et ses enfants. Il m’avait confié ses espoirs avec un enthousiasme nouveau, fragile. Il semblait s’éveiller tout doucement, reprendre vie sous mes yeux après une longue nuit de plusieurs années qui l’aura vu se battre des Vosges jusqu’en Champagne, en passant par la Somme ou encore recroquevillé dans l’apocalypse de Verdun. Je lui disais que je reprendrais mon métier d’ingénieur, retrouvant mes parents, frères et soeurs. « Tu vas r’tourner papelarder comme avant ! » me rétorqua-t-il avec un sourire que je devinais moqueur sur sa face sombre et moustachue. Cette nouvelle vie nous semblait accessible, nous nous mettions à rêver, au fond de notre troue boueux et entourés des morts de la journée, nos frères d’arme fauchés par le fer et l’acier. Je m’imaginais rentrer chez moi le soir, après une journée de travail de printemps, me préparer à manger avant de m’installer pour lire le journal. Le soleil s’accrocherait à la tour Eiffel avant de plonger Paris ainsi que mes soucis du quotidien dans la nuit. Je me réveillerais le lendemain sans me soucier ni d’hier ,ni d’aujourd’hui et encore moins de demain.
Le feu se calme enfin. Les explosions d’obus se font plus espacées. La brume est maintenant presque complètement levée, dévoilant toujours un peu plus la désolation alentours, sous un soleil voilé mais qui fait des efforts pour percer l’épaisse couche de nuage gris. Quelques détonations parcourent encore la ligne de front, seulement entrecoupées du sifflement et de la déflagration de rares projectiles lourds isolés. C’est comme si un accord tacite venait d’être miraculeusement passé entre les belligérants, non pas ceux dont la seule vision du champ de bataille et de la misère dans laquelle nous sommes ne sont matérialisées que par des cartes ou des articles de journaux, mais plutôt entre le poilu crasseux sous son casque Adrien et le Fritz pouilleux sous son casque à pointe. Chacun retient son souffle, en faisant encore un peu de bruit et en laissant son corps endurer les derniers instants de la guerre alors que son âme est, elle, déjà loin.
Un bruit d’éboulement et de glissement derrière nous.
« Z’avez pas vu l’pitaine ? »
C’est Trébuchon, un des agents de liaison de la 9ème, tout essoufflé, qui vient de rouler dans le trou noir où nous nous terrons. Il a l’uniforme complètement souillé, surement d’avoir du ramper pour atteindre notre gourbi. Son casque est trop en arrière, dévoilant un front haut et étrangement blanc.
- T’as quoi d’si important pour l’pitaine ? lui demande Pelissier en se retournant.
- Un ordre de rassemblement. Ca vient de D’Mendite et...
- Mais l’est pas bien c’veau-là, on s’fiche de s‘rassembler ! Qu’chacun veille à ses miches dans son gourbi et attende l’coup d’clairon d’fin d’ce merdier ! s’énerve Pelissier.
- Un ordre, c’t’un ordre et j’suis bien là pour les amener, rétorque Trébuchon en ajustant son casque.
- On est à l’Est du dispositif, j’crois bien que le capitaine est au centre vers la voie ferrée, vas donc voir là-bas, lui dis-je en montrant du bras la vague direction supposée.
- Mais r’garde-moi c’berger qui court autour d’ses moutons, ricane Pelissier. Trébuchon était pastre dans son village de Frayssinet avant la guerre, en Lozère.
C’est sur un dernier grognement que Trébuchon réajuste sa capote et son casque puis se colle au bord du trou, avant de s’en extirper dans un râle et de ramper vers la voie ferrée. Je regarde rapidement le no man’s land devant nous quand une rafale s’écrase devant moi, me laissant juste le temps de baisser la tête. Le sifflement des balles a envahi mes oreilles et je me colle encore un peu plus à la paroi, je m’y enfonce pour ne faire presque plus qu’un avec elle. Entre les sifflements plus ou moins aigus, j’entends Pelissier jurer : « nom de Dieux de nom de … ». Je me tourne pour voir ce qu’il regarde. A deux mètres de notre trou, Trébuchon est allongé et d’ici je ne vois que ses pieds tressauter légèrement.
« Oh l’mouton ! » crie mon compagnon.
Je me colle à la paroi et me hisse à l’extérieur du trou, Pelissier me rejoint dans un autre juron et ensemble, nous tirons le corps tressaillant de Trébuchon par ses pieds. Il suffit de le rapprocher d’un mètre de nous, alors que le haut de son corps s’est légèrement tourné, pour voir qu’il a été touché par une balle, qui a traversé le casque avant de se loger dans la tête. Ses yeux sont encore ouverts, semblant ne pas comprendre ce qu’il s’est passé. Sa bouche est close et c’est avec un air sérieux que ce visage, blanc et beau, s’est figé éternellement.
On retourne dans les profondeurs de notre trou, sans rien dire, alors que le corps de Trébuchon s’est définitivement immobilisé. Ce n’est pourtant qu’un mort de plus, qu’une autre vie gâchée et disparue à laquelle j’ai assisté. Au cours des dix derniers mois, j’en ai vu des vies arrachées, moissonnées, déchiquetées ou démembrées. Pourtant, j’ai les larmes aux yeux. Cet espoir que Pelissier et moi touchions du doigt depuis cette nuit, cette confiance retrouvée dans une autre vie, dans un futur éloigné des réalités horribles qui sont les nôtres, tout cela s’envole avec ce mort. C’est comme si avec ce dernier mort, toute l’illusion d’une vie meilleure se dissolvait lentement dans le néant, faisant disparaître déjà les barreaux de la cage dans laquelle je pensais pouvoir enfermer à jamais les souvenirs de la guerre et leur laissant ainsi la voie libre pour que le reste de ma vie je doive vivre avec. Ces souvenirs, ces millions de souvenirs seront autant de compagnons qui seront à mes côtés, toujours pour me rappeler que ce n’est que par le jeu du destin, par simple coup du hasard, que je suis de l’autre côté de la ligne de front entre les vivants et les morts. Je suis en train de pleurer. Je ne dois finalement la vie qu’à la mort de Trébuchon.
Un coup de clairon, hésitant. Je me redresse légèrement en essuyant ma figure mouillée, me demandant si je n’avais pas imaginé ce son. Un coup de clairon plus franc, long, qui se transforme en une mélodie. Ca vient de nos lignes, de derrière, surement vers la voie ferrée. Puis le silence, d’une durée qui semble être un siècle. Soudainement, un son de trompette arrivant d’en face, sans mélodie, mais qui répond au notre. Puis d’autres clairons reprennent, tout du long de la ligne de front, le signal de la fin de la guerre. Puis plus rien. Nous sortons péniblement tous les deux de notre trou, manquant de retomber. Il pleut tout doucement, de l’eau cette fois-ci. J’entends au loin une vague rumeur de Marseillaise, apportée par le vent mais aussitôt repartie. Des formes humaines apparaissent de loin en loin, comme s’extirpant de la terre, telles des créatures de glaise se séparant de leur matière première. Nous nous regardons avec Pelissier, sans même esquisser un sourire. Au loin, devant nous, à peut-être cinquante mètres, des formes pointues et d’un vert brunâtre se lèvent, sans arme. Un cri de joie vient de l’arrière.
Je fais quelques pas, sans savoir vraiment dans quelle direction. Chaque geste est emprunt d’une grande prudence, comme lorsqu’on devait se déplacer sous le feu d’une mitrailleuse ennemie. Mes pas m’ont guidé vers l’avant, me faisant avancer de plusieurs mètres, même davantage peut-être qu’en une journée de combat. Le silence est assourdissant et seul un écho lointain d’explosions et de balles sifflantes remonte de mes oreilles. Je lève les yeux et je vois un boche, à quelques mètres de moi. C’est un jeune soldat de la Garde, peut-être la vingtaine, sale, terreux et hagard comme moi.
« Kamrad ? » me demande-t-il en s’approchant.
Je regarde autour de moi. Plusieurs soldats français comme allemands se sont approchés, se jaugent, se fixent du regard, plus ou moins éloignés, tous surpris de pouvoir se voir sans devoir s’assassiner. J’ai l’impression de me fixer dans un mirroir. C’est peut-être lui qui a tiré sur Trébuchon. Je m’approche, doucement. Il a un moment d’hésitation mais reste figé. Je lui tends la main, une main noire aux ongles terreux. Un sourire illumine son visage gris et juvénile, alors qu’il l’empoigne vigoureusement.
« Mon frère … » dis-je, avant que ma voix ne se brise.
Au loin, les clairons entonnent plusieurs mélodies du régiment, pendant que les poilus, français et allemands, sortent la tête d’une terre où ils auront creusé pendant quatre longues années, en y laissant des millions de mort. Et Trébuchon. A la onzième heure, du 11ème jour, du 11ème mois de l’année 1918, le silence reprenait ses droits sur ses terres.