Le Grand Condé : Sur les traces d’Alexandre

Du Plessis
Thématique
3 février
2016
Le Grand Condé, par le peintre Justus van Egmont.Ceci est la première partie consacrée aux fragments de vie d'un grand militaire (mais piètre politique) de l'Histoire de France : Louis II de Bourbon ou, pour les intimes de son époque, le « Grand Condé ».

Il y a ceux qui font l'Histoire, ceux qui la subissent et ceux qui survivent grâce à leur légende. Louis II de Bourbon, duc d'Enghien, se trouve à la convergence de ces trois lois qui gouvernent le Grand Siècle.

Il est le représentant ultime d'un monde finissant. Celui de ses grands seigneurs imbibés de romantisme féodal. Des hommes soumis aux pulsions de l'orgueil, pour qui le possible et le tout-permis sont parfois consubstantiels.

À bien des égards, il nous rappelle ces personnages antiques en conflit permanent avec le destin, qui ont oscillé entre loyauté et fourvoiement, héroïsme et fatalisme.

1643 : l'année transitoire

La Guerre de Trente ans, cette formidable sauterie humaine plonge l'Europe dans un tourment mêlant affrontement religieux, aspirations nationales et volonté de domination. Dans le cadre de la politique établie par Louis XIII et le cardinal de Richelieu, la France entend desserrer l'étau tissé par l'Espagne et les Habsbourg. Pour cela, elle va jusqu'à s'allier avec les Etats protestants (Suède et principautés allemandes). Mais voilà des années que le conflit s'enlise. La puissance très catholique de Philippe IV est affaiblie, certes. Mais la France peine à en récolter les fruits. Elle fait face en cette année 1643 à une délicate transition politique.

En effet, la mort du roi de France ouvre la voie à la Régence de la reine Anne d'Autriche. Elle doit cependant gérer un florilège de noble mécontents, aigris par des années d'humiliation et de bannissement du pouvoir, et désireux de mettre fin à la guerre. Heureusement, elle peut compter sur Mazarin ; le cadeau empoisonné légué par Richelieu (mort en 1642) à ceux qui pensaient voir son œuvre s'éteindre avec lui. La guerre va donc continuer, envers et contre tous. Elle ne se terminera qu'une fois l'Espagne vaincue, et l'Europe gouvernée par une paix durable. Mais en ces temps d'incertitude, la voie vers le triomphe politique ne saurait s'ouvrir sans une victoire sur le terrain militaire. C'est là que notre héros un peu fou intervient. Il n'a que 22 ans.

Jeté très tôt dans le bain mouvementé de la guerre, le jeune aiglon va avoir l'occasion de faire ses preuves. En effet, profitant de la période d'incertitude consécutive à la mort de Louis XIII, l'Espagne envoie une armée pour gagner un maximum terrain, espérant pouvoir ainsi négocier en position de force. 18 000 hommes, soutenus par près de 9 000 cavaliers, sont déversés sur le Royaume de France. Ils sont menés par le gouverneur des Pays-Bas, le comte Francisco de Melo. Cette armée multinationale est composée d'Italiens, de Wallons, d'Allemands et, surtout, des redoutables tercios espagnols, réputés invincibles. Le duc d'Enghien, qui se porte à sa rencontre près de la place forte de Rocroi, dispose d'environ 15 000 hommes d'infanterie et de 7 000 cavaliers.

La gloire à 22 ans : le triomphe de Rocroi


Plan de la bataille de Rocroi par Department of History, United States Military Academy, West Point. (English Wikipedia) [Public domain], via Wikimedia Commons

On pourrait disserter des heures entières sur cette bataille. Mais pour le bien du lecteur, nous nous efforcerons de faire court. Vous trouverez un plus long résumé sur HistoriaGames.

Très tôt, le matin du 19 mai, le duc d'Enghien apprit d'un déserteur que Melo attendait pour 7 heures une armée de renforts dirigée par le général Beck, gouverneur du Luxembourg. Conclusion : il faut attaquer sur le champ ! Mais la bataille commence mal. Si la cavalerie adverse, totalement surprise, est dispersée, le duc d'Enghien constate que son aile gauche a été enfoncée, son artillerie prise. Son infanterie, quant à elle, est au bord de la débandade. La faute en revient à l'un de ses commandants, la Ferté, qui, contrairement aux consignes, avait commis l'imprudence d'avancer ses troupes en direction de la place forte.

C'est alors que le duc fit montre d'une audace inouïe. Avec sa cavalerie, il s'engagea le long de l'infanterie espagnole afin de la déborder sur ses arrières, tout en prenant la cavalerie adverse à revers. Avec la réserve, composée de troupes fraîches et encore intactes, on prît l'ennemi en tenaille. D'aucuns auraient considéré cela comme de la folie pure. Mais Louis II de Bourbon appartient à cette race de guerriers qui veulent pousser la possibilité au-delà des frontières connues – si tant est qu'elles soient mesurables. Et cette détermination paie.

Rocroi, le dernier tercio
Rocroi, le dernier tercio par Augusto Ferrer-Dalmau. Création : 16 mars 2013

À 8 heures du matin, il ne reste plus du côté ennemi qu'un dernier bloc d'infanterie. Et pas n'importe lequel. Il s'agit des tercios viejos. 4500 vieux soldats, endurcis par des années de campagne militaire. Ils ont connu la France, la Flandre, l'Italie. Ils ont enduré la boue, le froid et la chaleur. Ce sont de vrais soldats, commandés par le vieux général Fuentes (80 ans passés). Leur épopée s'arrête ici. Après avoir repoussé trois charges de cavalerie, et suite à un malentendu ayant fait avorté des pourparlers, le dernier carré finit par être culbuté. Ces hommes étaient à l'Espagne ce que la XIIIe Légion était à César, et ce que la Vieille Garde serait à Napoléon. Rocroi est en quelque sorte le Waterloo espagnol.

Continuer la guerre !

Au symbole s'ajoute une réalité désormais actée : l'Espagne peut être vaincue ! Mais maintenant, il faut pousser l'avantage face à un ennemi affaibli numériquement et psychologiquement. Imprégné de culture antique, le duc d'Enghien n'a pas oublié la phrase qu'Hasdrubal avait adressé à son frère, Hannibal, au temps de la guerre entre Rome et Carthage : « Tu sais vaincre Hannibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire. »

À ce moment-là, la négociation apparaîtrait comme une faiblesse, et Condé doit continuer sur sa lancée. Il presse la Régente de lui accorder le droit de poursuivre les hostilités. À de multiples occasions, la volonté militaire s'est heurtée au calcul politique. Mais heureusement ici, ce n'est pas le cas. Le duc se trouve sur la même longueur d'onde avec Mazarin et Anne d'Autriche, et peut agir. Les victoires s'enchaînent. D'abord à Fribourg (1644), puis à Alerheim (1645), et enfin à Dunkerque et Lens (1646). La guerre semble proche du dénouement. Celui que l'on appellera désormais le Grand Condé a joué un grand rôle dans ce tournant. Mais la guerre, c'est à la fois le flux et le reflux. Et notre héros va malheureusement s'engager dans une spirale infernale qui va contribuer à le détourner du fabuleux destin qui s'offrait à lui.

(Prochaine partie : Défaite politique et trahison)

  • Du Plessis Ancien membre d'HistoriaGames
  • "La politique consiste à rendre possible ce qui est nécessaire." (Richelieu)