Analyse d'une oeuvre : L'abolition de l'esclavage de François-Auguste BIARD

Llalnohar
Thématique
13 novembre
2015

Nom de l'artiste : François-Auguste Biard  (nom de naissance : François Thérèse Biard).
Titre de l'œuvre : L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises (Proclamation of the Abolition of Slavery in the French Colonies, 27 April 1848)
Année de création : 1849
Support : Cadre en bois (châssis) avec toile
Technique : Huile sur toile
Matériaux : Huile de lin et pigments naturels (couleurs).
Dimensions : 261 cm de haut par 391 cm de long.
Lieu d'exposition : Musée National du Château de Versailles.

Biographie de l'auteur

François-Auguste Biard

François-Auguste Biard dont le nom de naissance est François Thérèse Biard) est né le 29 Juin 1799 (Onze Messidor de l'an 7 de la République Française) à Lyon. Fils de Claudine Brunnet et Jean Biard, il est né dans une famille de charpentier. Ces parents le destinent à entrer dans les ordres religieux.

Mais le jeune homme est attiré par la peinture et réussit à rentrer à l'école des Beaux-Arts de Lyon dirigé par Pierre Révoil. Une fois ses études terminées, il va parcourir l'Europe (Italie, Grèce) et l'Asie (Japon). Il commence à exposer en France et dès 1818, le succès lui permet de continuer ses pérégrinations : Finlande, Allemagne,...

Il se marie à Léonie d'Aunet en 1840, mais l'écrivaine est la maîtresse d'un certain Victor Hugo. Arrêtée en 1845 en « flagrant délit d'adultère » elle finira sa vie dans un couvent après son divorce en 1855.

Après ces événements, François-Auguste part pour le nouveau monde. Deux années au Brésil dont un an à Rio de Janeiro, où il peindra pour l'empereur et ami Dom Pedro II. Durant son voyage en Amazonie, il est invité à rejoindre l'école des Beaux-Arts de Rio pour y enseigner, mais il décline l'offre. Il continue ses pérégrinations en Amérique du Nord (USA et Canada) et au Pôle Nord.

Il rentre finalement en France, et passe les dernières années de sa vie à peindre et à réaliser des gravures sur ses différents voyages à travers le Monde. Il meurt le 20 Juin 1882.

Le peintre est connu pour ses peintures issues de ses voyages, mais également pour sa représentation de l'esclavage (voyage en Amérique), de la littérature, de la Bible ou de l'Histoire. Pourtant c'est dans le genre familier qu'il marquera son temps et laissera son emprunte (il est exposé en France, à Dallas, au Brésil,...). Son œuvre la plus connue est d'ailleurs issue de ce style, il s'agit en plus de la toile étudiée.

Contexte Historique

La peinture est réalisée en 1849 et représente un évènement « ayant eu lieu » le 27 Avril 1848.

Depuis la découverte du nouveau monde par le génois Christophe Colomb, les puissances européennes se sont lancées dans une course visant à agrandir leur empire colonial et à s'enrichir grâce à ces derniers. La France n'échappe pas au phénomène et même si l'esclavage est interdit par la royauté, de nombreux africains sont débarqués dans les Îles Françaises d'Amérique (Saint Domingue). En 1685, Colbert avec l'accord de Louis XIV rédige le Code Noir, légalisant l'esclavage des populations africaines dans l'Empire Français (l'esclavage reste cependant interdit dans le Royaume [officiellement]).

Mais ce statut pose énormément de problème dans la société d'ancien régime, le parlement parisien refuse d'ailleurs de ratifier le Code Noir. Les philosophes des Lumières écrivent sur le sujet, mais leurs écrits restent lettres mortes. Il faudra attendre la Révolution Française pour que les abolitionnistes (personnes civiles ou politiques souhaitant l'abolition de l'esclavage) signent un premier décret d'abolition de l'esclavage le 4 Février 1794. Malheureusement, ce décret ne connaît qu'une application limitée et l'arrivée de Napoléon au pouvoir au début du XIXe siècle (1802) engendre la restauration de ce système (révolte de Toussaint Louverture à Saint Domingue).

Le 27 Avril 1848, le gouvernement provisoire de la Seconde République (soit quelques mois après la Révolution de Février 1848 qui met fin à la Monarchie Parlementaire) abolit à nouveau l'esclavage dans les colonies françaises américaines. Victor Schœlcher (1804-1893), sous-secrétaire d'État à la Marine en 1848, choqué par les horreurs du système esclavagiste, a consacré sa vie à la lutte pour l'émancipation. La République lui offre donc l'occasion de rendre effective et immédiate la liberté de tous les esclaves des colonies et des possessions françaises. Ce ne sont pas moins de 250 000 esclaves qui retrouvent leur liberté (tout du moins dans le texte, il faudra pourtant attendre 1905 pour que l'esclavage soit abolit dans les colonies africaines françaises).

Lors des voyages de François-Auguste Biard dans les colonies françaises du nouveau monde, le texte arrive aux autorités locales qui le proclament, le placardent instantanément dans les villes et villages. Cette peinture peut être considérée comme une photographie du moment présent.

Description de l'œuvre

La peinture se divise en plusieurs zones. A la fois verticales et horizontales.

Commençons par une description de gauche à droite. Le tableau se découpe en trois parties :

  • La première est composée des premiers personnages représentés : des mousses, marins, débarquant sur l'île en provenance de la métropole apportant avec eux le député et la nouvelle. L'un d'eux tient un drapeau français (tricolore). Le dernier d'entre eux (vers la droite) est sûrement un officier (tenue plus habillée et bicorne). A leurs pieds, sur les marches de l'estrade, une esclave avec son enfant, assise et serrant sa progéniture contre elle. Sur l'estrade, l'on retrouve le second personnage central du tableau, à savoir le député de la Seconde République. Ce dernier arrivé par bateau depuis Paris est reconnaissable à sa tenue (chapeau haut de forme) mais également au papier qu'il porte à la main : le décret d'abolition de l'esclavage proclamé le 27 avril 1848 par la Seconde République. Il semble qu'il vient de finir de lire son discours : papier dans sa main orienté vers le sol, l'autre tenant son chapeau tendu vers le drapeau de la nation française, regard qui porte au loin, vers l'avenir.
  • La partie centrale est composée exclusivement d'esclaves (tout du moins au premier abord). Le premier groupe est littéralement à genoux devant le député. Constitué d'esclaves féminines à moitié nues, l'une d'entre elle à ses deux bras tendus vers le ciel en guise de remerciement pour la nouvelle. Puis viennent les deux personnages principaux du tableau. On retrouve deux esclaves, un homme et une femme, tous deux debout, à moitié habillés (comme tous les esclaves ou presque du tableau). Alors que la femme enlace l'homme, ce dernier brandit au ciel des chaînes qu'il semble avoir brisées. Allégorie parfaite de la liberté qu'il recouvre grâce au décret. Preuve s'il en faut de leur importance, leur taille. Ils sont les personnages les plus grands (peut-être trop). A leurs pieds se tient un personnage qui semble rampé. A ses habits blancs nous pourrions penser qu'il s'agit d'un marin ou d'un propriétaire mais sa couleur de peau indique plutôt un esclave. Il est envisageable qu'il s'agisse d'un mulâtre, ces enfants issus des « passions » charnelles entre un blanc et une esclave. Son habit le distingue des autres esclaves, mais il n'est pas libre pour autant, il est surement en charge d'une plantation ou de la raffinerie pour son maitre. Seul personnage représenté qui n'est pas esclave, à l'arrière-plan se situe un marin (reconnaissable à son habit), tenant dans ses bras un enfant noir, une sorte d'image d'un futur idyllique.
  • Pour finir ce descriptif vertical, nous finirons par les personnages du tiers gauche. Il s'agit de la famille propriétaire de l'exploitation et des esclaves qui composent le reste du tableau. Blancs, habillés de blanc, nous pouvons distinguer deux hommes, le premier et le plus jeune (debout) dont le visage indique une réaction quelque peu dubitative, le second plus âgé à qui l'on pourrait attribuer le rôle de père semble au contraire se réjouir. Tous deux sont accompagnés de plusieurs femmes, l'épouse du fils et ses sœurs (si nous essayons de projeter une quelconque famille dans le tableau). Ces dernières consolent une domestique de maison (robe longue) qui semble pleurer dans leurs bras.

Dernière partie du tableau à décrire, l'arrière-plan dans lequel on retrouve tous les éléments qui compose une île des Caraïbes ou des Amériques sur lesquelles la France s'est implantée. Des palmiers à gauche, derrière l'équipage et le drapeau français. Au centre, des plantations (sûrement de la canne à sucre) et la forêt tropicale qui se perd dans la brume matinale. Et enfin, à droite, les montagnes plutôt désertiques (volcan) qui arrêtent les nuages et s'y dissimulent. Tout ceci ressemble à un paradis tropical à condition d'être blanc, en tout cas jusqu'à cet événement.

Un petit mot sur les couleurs. La source de lumière à savoir le soleil sur cette toile est hors cadre, il est au-dessus des trois palmiers (les ombres du député et du mulâtre nous l'apprennent). Tous les personnages sont baignés par cette lumière, alors que le paysage est caché, dissimulé par la brume et les nuages pour mieux mettre en valeur le véritable sujet de représentation.

Analyse de l'œuvre

Passons maintenant à l'analyse, à la symbolique de ces personnages et plus largement du tableau.

Commençons par les personnages :

  • Les marins du premier-tiers gauche de la toile représentent la Seconde République, et plus précisément l'armée. Ces marins portent l'uniforme, leur commandant est clairement un gradé. Leur rôle en plus de faire parvenir le député sur l'île est également de conforter la présence française et protéger les intérêts français sur cette dernière. Ils sont à la fois les garants de la liberté des anciens esclaves, mais également de la sécurité des propriétaires des plantations (la République ne veut pas de représailles de la part de ces nouveaux citoyens).
  • Second personnage incarnant la République : le député. Ce dernier est l'incarnation du régime politique qui vient de prendre le pouvoir en Métropole. Elu par les citoyens (hommes), il apporte sur l'île une décision la concernant. Il ne s'agit pas de Victor Shoelcher, député et secrétaire d'État à la Marine et aux Colonies du gouvernement provisoire, mais, comme le peintre représente à la fois une île et toutes les îles (il n'y a aucun marqueur topographique nous permettant de distinguer cette île d'une autre), il pourrait s'agir de n'importe quel député se rendant dans n'importe quelle colonie. Ce dernier se dresse sur une estrade, donnant à la scène une solennité toute républicaine à l'événement. Il est également au cœur de la ligne de fuite qui découpe la toile. Cette dernière part de son ombre, remonte le long de son corps et prolongée par son bras tendu et se conclut sur le dernier représentant de la République nouvellement proclamée : le drapeau tricolore.
  • Pour rappel, le drapeau présent sur la toile est le symbole de la République et de la France depuis la révolution. Composé de trois bandes de couleur, le Bleu et le Rouge symbolisant les couleurs de Paris et le Blanc la royauté. Ce dernier est rétabli le jour même de l'abolition de la Monarchie de Juillet et de l'instauration du nouveau régime politique. Il est donc normal qu'il figure au côté du député.

Le tableau porte également en lui une opposition entre le centre et le tiers-droit. En effet,  l'on retrouve les populations qui sont concernées par ce qui est annoncé par le député : au centre, les esclaves noirs et mulâtres, à droite, la société coloniale : la famille blanche est propriétaire de la plantation. Ces deux entités vont voir leur vie bouleversée par la République. Les premiers vont recouvrir ou apprendre la liberté, les seconds perdent leur main d'œuvre, aux champs comme pour la maison. Cette opposition se symbolise par plusieurs effets visuels et de style. Le premier est bien évidement leur couleur de peau. Si les esclaves sont noirs ou « chocolat », les blancs sont particulièrement pâles, ce qui parait étonnant au regard de leur lieu de vie (surtout vrai pour les femmes). Une autre opposition est constituée des vêtements que portent (ou non) les protagonistes. Les esclaves sont vêtus de manière simple et incomplète, seul le bas de leur corps est recouvert de tissu. Hommes et femmes portent sensiblement les mêmes guêtres. Les blancs quant à eux sont richement vêtus, chaussure, pantalon de toile, chemise et gilet pour l'homme, chapeau et ombrelle, longue robe et corset pour les femmes, le tout en blanc afin de marquer encore plus s'il le fallait la différenciation entre les colons et les esclaves. Dernière différenciation et mise en exergue d'une réalité : le nombre. Alors que l'on peut dénombrer six personnes issues de la société coloniale, les esclaves sont proches d'une trentaine, il domine la peinture mettant en avant leur place centrale dans l'événement peint.

Seul trait d'union entre ces deux antagonismes : les mulâtres, habillé de blanc, dans un style colonial (rappel des origines paternelles), mais noir de peau et esclave (rappel des origines maternelles). Autres trait d'union : l'esclave qui pleur dans les bras de ses anciennes maîtresses, le bébé noir dans les bras du marin.

Revenons sur les personnages principaux de l'œuvre, les deux esclaves centraux, gigantesques, brisant leurs chaînes en apprenant leur liberté. Voilà incarnés en cette femme et cet homme tous les esclaves qui composent les colonies françaises. Leur taille les rendant presque inhumain, elle permet de leur donner une valeur symbolique, ils ne sont plus deux esclaves, ils sont les esclaves. Les chaînes brisées par l'Homme symbolise à la fois la fin de l'esclavage, de ce système, de ces captures, ventes et trajet à travers l'Atlantique et en même temps la promesse d'un avenir meilleur (tout comme le regard du député porté vers l'avenir). Ils sont à la fois la pierre angulaire de l'œuvre et ils concentrent également toutes les critiques et observations « négatives » que l'on peut apporter à l'œuvre.

Si nous ne pouvons prouver que cette peinture est commandée par le gouvernement provisoire de la Seconde République, il semble pourtant que de nombreux éléments laissent transparaître ce choix de la part du peintre. Nous pouvons presque parler d'une peinture de propagande : le drapeau tricolore flottant au vent, le député et la marine, tous trois symbolisant la République libérant les esclaves de leur vie de servitude. Les esclaves, remerciant le député sur son estrade, remerciant leur maître.

Aucun mouvement de foule ne semble être envisageable. La proclamation de l'abolition de l'esclavage se veut être une fête durant laquelle, colons et anciens esclaves vont pouvoir fêter ensemble cette nouvelle. Une certaine forme d'harmonie entre les deux communautés est peinte. Mais cette image est une pure idéalisation de la réalité. Le décret arrive très tardivement dans les îles. Entre sa parution et son application, il s'écoulera plusieurs mois (il faudra attendre 1870 pour que toutes les colonies l'appliquent). De plus les réactions des anciens esclaves ne sont pas toutes aussi pacifiques. Bien au contraire. Même si l'armée (marine) est présente afin d'empêcher tout débordement (et massacre), tous les colons et propriétaires non pas eu la chance de survivre à cet événement. Pour autant, et pour dédommager les propriétaires, la nouvelle République versera environ 6 millions de francs (d'époque).

Il faut également savoir que les esclaves recouvrent leur liberté, mais que faire de celle-ci ? Retourner en Afrique ? Pour les derniers arrivés pourquoi pas, faut-il encore pouvoir se payer un voyage de retour. Mais pour ceux qui sont nés sur la plantation ? Ils ne savent pas lire, écrire, n'ont aucune formation, …. Leur seul avenir est de rester sur la plantation, mais non plus en tant qu'esclave mais salarié, leur maître devenant ainsi leur employeur, leur condition de vie n'évolue que très peu, certes ils obtiennent la liberté, mais aucun droit civique (vote, …).

Cette toile met également en avant les idées dites « quarante-huitarde ». En février 1848, Paris se révolte à nouveau contre la Monarchie de Juillet (monarchie parlementaire), les républicains tel Victor Hugo, les ouvriers poussés par les idées socialistes vont chasser Louis Philippe Ier du trône de France et mettre en avant des idées égalitaires, d'universalité des droits (droit de vote pour tous sans condition de revenu). C'est une utopie qui va bercer toute la République jusqu'à l'élection du premier président : Louis Napoléon Bonaparte. Si cette volonté s'exprime par l'abolition de l'esclavage, elle ne remet pourtant pas en cause l'impérialisme de la France. La toile met également en avant cette idée et notion de puissance impériale. La présence des colons et des forces armées au sein des colonies restent et s'intensifie durant le Second Empire (il faut attendre les années 1950/60 pour voir les colonies recouvrées leurs indépendances). Cette peinture sert également à légitimer la présence des États européens aux quatre coins du monde. L'esclave libérée remercie ses anciennes maîtresses, comme si les peuples colonisés et les esclaves devaient être reconnaissants à l'Europe de leur bienveillance, de leur présence et de leur prise en charge.

Le tableau glorifie la France humaniste, des Lumières, pourtant, la France est en retard par rapport à d'autres nations sur ce sujet. Aux États-Unis d'Amérique, l'abolition est effective dès 1807 (même s'il faudra attendre la fin de la guerre de Sécession et le 1er Janvier 1863 pour qu'Abraham Lincoln l'étende à la totalité des États). Les autres grandes nations européennes qui participent fortement au commerce Triangulaire : le Royaume-Uni, l'Espagne ou le Portugal agiront dès 1808 et les années qui suivent. La France est donc à la traine sur le sujet.

Finalement, la peinture à deux visages, celui que souhaite donner le peintre à l'événement, une fête, une célébration dans laquelle, blanc et noir, maître et ancien esclave se réunissent et communient avec la République nouvellement proclamée. Et celui de l'Histoire, plus sombre, plus long mais plus réaliste. Pour autant, cette œuvre est fondamentale et tient une place majeure dans la peinture liée à cet événement.

  • Llalnohar Le Prof, Ancien membre d'HistoriaGames
  • "Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre." Winston Churchill