Info sur le film
Titre original Vénus Noire
Durée159 min
GenreDrame, Historique
RéalisateurAbdellatif Kechiche
Sortie27 octobre 2010

Venus Noire : Analyse du film

Llalnohar
Thématique
4 septembre
2015

Abdellatif Kechiche est un réalisateur franco-tunisien né le 7 Décembre 1960 à Tunis mais arrive dès l'âge de 6 ans en France (Nice). Il fera des études de comédien au conservatoire d'Antibes. Entre 1978 et 1981, cet amoureux de théâtre enchaine les rôles mais également la mise en scène. Il commence sa carrière au cinéma en tant qu'acteur (il reçoit un prix d'interprétation en 1992).

Il passe derrière la caméra pour adapter un de ses propres scénarios : La Faute à Voltaire (2001) qui met en place son cinéma : un regard observateur sur la société et un « amour » pour ses acteurs (qui lui vaudra un Lion d'Or à Venise). Son second long-métrage met en jeu de nouveau des jeunes de banlieue en pleine répétition d'une pièce de théâtre (il marie donc ses deux amours, le théâtre d'un côté et l'authenticité de certaines situations sociales). Malgré un petit budget, il remporte 4 « César » dont celui du meilleur film. Il est désormais installé dans le paysage cinématographique français, La Graine et le Mulet, sa troisième œuvre, remporte à nouveau les 4 mêmes César et le prix du Jury à la Mostra de Venise.

Vient alors « Venus Noire », encore une fois plébiscité par ses pairs mais boudé par le public. Kechiche revient aux sources en réalisant un film sociétal très fort et polémique mais qui fera l'unanimité auprès du public, des journalistes et même du jury du Festival de Canne (dirigé par Spielberg) qui couronne à la fois le film et les deux actrices (Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux) de La Vie d'Adèle par une Palme d'Or. En pleine polémique sur la loi dite du Mariage pour tous en France, le réalisateur porte à l'écran la bande dessinée : Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh qui met en scène une histoire d'amour tumultueuse entre deux femmes.

Synopsis

Paris, 1817, enceinte de l'Académie Royale de Médecine. « Je n'ai jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des singes ». Face au moulage du corps de Saartjie Baartman, l'anatomiste Georges Cuvier est catégorique. Un parterre de distingués collègues applaudit la démonstration. Sept ans plus tôt, Saartjie, quittait l'Afrique du Sud avec son maître, Caezar, et livrait son corps en pâture au public londonien des foires aux monstres. Femme libre et entravée, elle était l'icône des bas-fonds, la « Vénus Hottentote » promise au mirage d'une ascension dorée...

Contexte historique

Le film sort en fin d'année 2010 alors que le phénomène appelé le « Printemps Arabe » commence tout juste. Dans le pays natal du réalisateur, deux jeunes s'immolent par le feu le 17 décembre 2010, après des semaines d'émeute et de manifestation, le 14 janvier 2011 le gouvernement et particulièrement le « président » Ben Ali fuient. Le phénomène prendra de l'ampleur et s'étendra aux pays voisins (Maroc, Algérie, Syrie, Egypte) avec des résultats variés.

En réponse à ces phénomènes, Kechiche met en parallèle son dernier film et la situation des peuples du nord de l'Afrique (et les Français) « Qu'elle est belle cette révolution. Comme beaucoup de gens, elle me grise. Parfois, j'ai le sentiment qu'elle vient de moi, qu'elle est l'expression de ma révolte face à l'injustice, qu'elle sort de mes propres tripes. C'est d'ailleurs plus une révolte des tripes que du jasmin, des roses ou de je ne sais quoi. C'est un véritable cri. Des hommes luttent, sacrifiant leur vie pour la dignité. [...] C'est une belle leçon à la planète entière. En même temps qu'une véritable claque aux intellectuels, politiques, et artistes, dont je suis, qui n'ont rien su ou pu faire pour changer les choses. Je souhaite de tout mon être une longue vie à cette révolte populaire, qu'elle continue à faire des petits à travers le monde arabe, bien sûr, mais pas seulement. Je rêve de la voir se propager à toutes les dictatures, mais aussi à toutes les démocraties corrompues, partout où sévissent l'injustice sociale, le mépris et l'humiliation des hommes. Je rêve d'un soulèvement de nos banlieues. » Dans cette déclaration faite au journal les Inrockuptibles, il fait à la fois référence à son film et aux mouvements sociaux/politiques/culturels qui se déroulent de l'autre côté de la Méditerranée.

Description de l'œuvre

Paris, 1817, à l'Académie royale de médecine. « Je n'ai jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des singes ». Face au moulage du corps de Saartjie Baartman, l'anatomiste Georges Cuvier est catégorique. Sept ans plus tôt, Saartjie quittait l'Afrique du Sud avec son maître, Caezar, et livrait son corps en pâture au public londonien visitant les foires aux monstres. Femme à la fois libre et entravée, elle était l'icône des bas-fonds, la « Vénus Hottentote » promise au mirage d'une ascension dorée.

Le film plonge le téléspectateur dans une Europe du début du XIXe (Ier Empire en France) et nous propose de revivre « l'aventure » de Saartjie Baartman, de son vrai nom Sawtche, des zoos humains de Londres en passant par les hautes sphères de l'aristocratie française pour finir dans un bordel de la capitale.

Histoire de Sawtche dite Saartjie Baartman ou la Vénus Hottentot : débarquée à Londres en septembre 1810, Saartjie y devient un phénomène de foire. Dans une salle louée de Piccadilly Street, elle est exposée dans une cage, sur une estrade surélevée de quelques mètres, d'où elle sort pour faire admirer son anatomie, endurant l'humiliation sous le regard, les quolibets et le toucher des spectateurs encanaillés. C'est à cette occasion qu'il lui sera donné son surnom moqueur mais aguicheur de « Vénus hottentote » tandis que les Londoniens ridiculisent celle qu'ils appellent « fat bum » (gros cul). L'African Association intente un procès le 24 novembre 1810 contre Caesar accusé de l'exploiter, de l'exposer de manière indécente et de violer l'acte d'abolition de la traite des esclaves de 1807. Mais Saartjie témoigne devant une cours de justice de ne pas avoir agi sous la contrainte, Caesar la fait passer pour une artiste et produit un contrat (probable subterfuge légal), selon lequel elle percevrait une partie des recettes des spectacles (douze guinées par an). La Cour conclut à un non-lieu. Son nom européen Baartman, signifiant « barbu » en Afrikaneer, a peut-être été choisi en référence à la barbe qu'arborait Hendrick Caesar.

Mais le public britannique commence à se lasser de ce show indécent et l'expérience judiciaire faire peur à Caezar. Saartjie est alors exposée en Hollande, puis en France à partir de septembre 1814, où l'esclavage est encore légal. Baartman est alors prêté au montreur d'animaux exotiques Réaux qui fait payer 3 francs pour la voir et plus pour la toucher dans les cabarets. Elle devient par la suite un objet sexuel (« belles soirées » privées de l'aristocratie puis prostitution) et tombe dans l'alcoolisme.

En mars 1815, le professeur de zoologie et administrateur du Muséum national d'histoire naturelle de France, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, demande à pouvoir examiner « les caractères distinctifs de cette race curieuse ». Après le public des foires, c'est devant les yeux de scientifiques (notamment le zoologue et anatomiste comparatif Georges Cuvier) et de peintres qu'elle est exposée nue, transformée en objet d'étude. Le 1er avril 1815, le rapport du chevalier Geoffroy Saint-Hilaire compare son visage à « un commencement de museau encore plus considérable que celui de l'orang-outang », et « la prodigieuse taille de ses fesses » avec celle des femelles des singes maimon et mandrill à l'occasion de leur menstruation. Mesurée sous toutes les coutures pendant trois jours, elle a cependant refusé de dévoiler son « tablier génital » (« tablier hottentot » figurant la macronymphie), ce qui agace Cuvier.

Vivant dans des conditions sordides dans un taudis, Saartjie Baartman meurt dans la nuit du vendredi 29 décembre 1815, probablement d'une pneumonie comme le diagnostic Georges Cuvier lors de son autopsie, maladie inflammatoire compliquée de la variole voire de la syphilis.

Analyse de l'œuvre

Loin de se prêter à une hagiographie extatique de cette Noire exploitée, ne cherchant pas à nous faire pleurer en utilisant des procédés cinématographiques efficaces et putassiers, Kechiche place son film sur un axe singulier, le désespoir, et n'en déviera jamais.

Pire, il tient son personnage principal à distance de nous, refuse de pénétrer sa psyché et le maintien dans l'opacité. Que pense Saartjie ? Que ressent-elle ? Nous ne le saurons pas.

Le film utilise une technique afin de filmer ses scènes d'exhibition qui donnent parfois une sensation de répétition et de longueur. Les scènes sur le théâtre londonien, dans les salons parisiens, sont d'une durée rare dans le cinéma contemporain et ce pour plonger plus encore dans l'œuvre le spectateur parfois jusqu'à épuisement de ce dernier.

Le désespoir également présent, dans la réitération, le ressassement, l'impossibilité d'échapper à son destin. Des humanistes anglais essaient de la faire libérer grâce à la loi ? Ils sont déboutés, à la fois par la justice et la mise en scène : Saartjie est prisonnière de son image et de sa monstruosité.

Comment pourrait-elle échapper à son destin ? Le souhaite-t-elle vraiment ? Que faire contre une société entière quand on est seul ?

Ce sont les autres, les majoritaires, qui décident d'elle, cet objet de désir, de spectacle, sans cesse renvoyée à son statut d'esclave sans civilisation. Un cliché ?

Le monde que nous montre cet artiste, avec un regard terrifié et terrifiant, sans doute paranoïaque, où seul un peintre saura voir Saartjie pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une femme pudique, ne peut se gargariser de fixité, de lignes de force, de perspective.

C'est d'ailleurs une des critiques faites au film, à savoir qu'à force de montrer l'obscénité du monde pour cette femme, l'œuvre elle-même n'est finalement qu'une suite de scènes obscènes. À aucun moment, le film ne prend le temps d'humaniser Swatche, de se poser sur elle, de lui laisser la parole. Comme dans sa vie, elle est enfermée dans une spirale du spectaculaire, culpabilisant à chaque minute de son œuvre le spectateur d'être encore là, à regarder encore et encore les mêmes scènes d'humiliation, allant toujours plus loin dans le dégoût.

Kechiche fait également un parallèle intéressant entre notre monde et celui du début du XIXe siècle. Dans le dernier, le capitalisme commence tout juste à naitre et à s'imposer, alors que dans le nôtre, il est totalement prégnant et impose sa pensée aux hommes. Cette symbolique est menée dans tout le film à travers l'argent. L'argent que donne les Londoniens afin de voir, toucher la Vénus Hottentot, l'argent qu'est sensé revenir à Saartjie comme artiste, le contrat totalement inventé pour le procès, la vente de Sawtche par Caezar à Réaux une fois arrivés en France, la « location » aux scientifiques, la prostitution et pour terminer la vente du corps au Muséum de Paris.

Alors qu'on promet durant plus de deux heures, la richesse, la gloire, un retour au pays afin de vivre sur une ferme tel un « colon » à Saartjie, elle ne sera qu'une source de profit, tel que l'Homme peut à nouveau l'être dans certaines régions du monde (exploitation des ouvriers népalais sur les chantiers de construction des stades de foot au Quatar, esclavage moderne en Asie, prostitution dans les pays de l'Est de l'Europe, …).

D'un point de vue esthétique, les couleurs, le cadre, les mouvements de la caméra de Kechiche peuvent nous rappeler le peintre Goya (qui s'exprime dans les mêmes années). Mais soudain on passe de l'obscénité des peintures de Goya à une curieuse intimité de bordel qui fait penser à la peinture d'Ingres et évoque bien plus le Harem d'Alger que les maisons closes des galeries du Palais Royal au début du XIXe siècle.

S'il n'y avait qu'une scène à retenir du film, la scène qui constitue l'œil du cyclone dans lequel se perd Saartjie Baartman, ce cœur névralgique du film, auquel se rattachent au final toutes les mésaventures de la Vénus Hottentote, est cette magistrale scène du procès où une actrice outrée par les déclarations de Saartjie, jeune Hottentote venue à Londres pour donner un spectacle d'exhibition exotique, lui dénie avec violence, la bave à la bouche, toute capacité de jouer la comédie.

Kechiche fait preuve ici d'une belle perspicacité, car ce déni est encore tout entier au fond du regard de beaucoup de spectateurs qui s'attachent au théâtre d'Afrique et des Caraïbes en voyeur et voient l'acteur noir ou africain comme réduit tout entier à sa présence charnelle, son être-là, comme s'il ne jouait pas. L'indignation anglaise comme la curiosité des scientifiques français se répondent et confinent à la même monstruosité. L'association philanthropique qui veut soustraire Saartjie Bartman à l'exploitation de Caezar, tandis qu'elle dénonce la condition d'esclave de la jeune femme, veut se donner bonne conscience, mais continue de voir dans Saartjie un être inférieur, incapable de s'adapter et de comprendre les artifices de la civilisation, une victime dénaturée qu'il faut renvoyer à son monde sauvage. Les scientifiques français, eux, voient en elle l'opportunité d'une étude anatomique sur un spécimen authentique. On pourrait croire que les uns sont du côté du cœur, de la sensibilité et les autres du côté du rationnel et du cynisme, mais dans l'un et l'autre cas, il y a la posture dominante d'un Occident convaincu de sa supériorité intellectuelle et morale.

Le film superpose ainsi avec une réelle finesse l'amphithéâtre, la scène et le tribunal, et au final le cinéma même où nous venons voir le film, tous ces lieux où le regard l'a mise en spectacle et légitimée par la science, l'artifice théâtral, la justice ou la projection sur l'écran. L'obscénité n'est pas seulement le lot d'une société aristocratique délurée : science et conscience y contribuent tout autant.

  • Llalnohar Le Prof, Ancien membre d'HistoriaGames
  • "Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre." Winston Churchill